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primogéniture. C’est pourquoi il institue sa fille aînée légataire universelle. Cette clause le dispensait naturellement d’énumérer en détail ses possessions ; et elle explique qu’il n’ait réservé à sa femme qu’un souvenir, son « second lit, » soit qu’il eût déjà de son vivant, pourvu à son avenir par une dotation, soit enfin, plus simplement, qu’il fût sûr des bons sentiments de sa fille. Au surplus, rémunération des legs particuliers révèle chez le mourant le souci d’être juste et de donner à tous ceux qui l’approchèrent un témoignage de son affection. A sa seconde fille Judith il laisse trois cents livres et sa coupe en vermeil ; à sa petite fille son argenterie ; à sa sœur, — délicate attention, — la jouissance de la maison paternelle de Henley Street, plus vingt livres et des vêtements ; à ses trois neveux, cinq livres chacun ; à son filleul, vingt shillings ; à son ami Thomas Combe, son épée ; de petites sommes à plusieurs de ses concitoyens ; aux pauvres dix livres. Il se rappelle même les vieux camarades de théâtre, restés a Londres, Heming, Burbage, Condell, et il lègue à chacun d’eux vingt-six shillings huit pence pour acheter une bague.

L’homme qui venait de disparaître avait fait une impression profonde sur ses contemporains. Si, au XVIIe siècle, on n’est pas allé aussi loin dans l’admiration extatique qu’au XIXe siècle, on ne se rendait pas moins compte que Shakspeare laissait loin derrière lui les meilleurs dramatistes. Les foules marquaient leur préférence en emplissant le théâtre toutes les fois que l’on jouait l’une de ses pièces. Son nom devint rapidement un appât dont les éditeurs peu scrupuleux se servaient pour faciliter la vente de leurs publications. Les œuvres du temps sont pleines d’allusions à son théâtre ; on citait des phrases de lui comme on le faisait des meilleurs parmi les anciens. On le discutait même à la scène ; dans le Return from Parnassus, joué à Saint-John’s College, Cambridge, vers 1601-1602, Burbage et Kempe, s’entretenant des écrivains du moment, affirment bien haut que leur « camarade Shakspeare l’emporte sur tous ses rivaux, sans même omettre Ben Jonson. » Il est impossible de résumer tous les éloges qui, depuis 1598, année où le critique Meres compara Shakspeare à Plaute et à Sénèque, sont allés à celui que l’on considérait comme la gloire du théâtre anglais.

Naturellement de ces éloges la meilleure part s’adresse à l’écrivain. Mais il est faux qu’au travers de ces appréciations