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Mais qu’y a-t-il de vrai dans cette histoire ? Elle commença à se répandre vers 1680 et d’une façon assez étrange. Peut-être n’a-t-elle aucun fondement dans la réalité.

Cependant le moment était venu de réaliser le grand rêve. Shakspeare avait fait œuvre de travailleur infatigable. Il possédait de l’argent plus qu’à suffisance, et il avait pu reconstituer la fortune paternelle à l’endroit même où elle s’était écroulée. Depuis 1601, il avait succédé à son père comme chef de famille. Sa fille Susanna avait épousé John Hall, médecin réputé de Stratford. Shakspeare jugea qu’il pouvait maintenant aller jouir parmi les siens de la considération due à ceux qui savent perpétuer le foyer fondé par leurs ancêtres. Vers 1611, il se retira dans sa ville natale.

Si nous en croyons des souvenirs qui ont persisté pendant tout le XVIIe siècle, il aurait mené une vie fastueuse, dépensant, a dit John Ward, le « vicaire » de Stratford, jusqu’à mille livres par an, somme énorme pour l’époque et qui correspondait à quelque deux cent mille francs de notre monnaie. . Il n’aurait pas non plus dédaigné de se mêler au monde bruyant des tavernes où, tout en étudiant parfois quelque type curieux, il prenait part avec entrain à d’éloquentes buveries. Ce n’est pas impossible. N’oublions pas que Shakspeare vivait dans la vieille Angleterre, le pays des chansons, du rire, des aventures et des copieuses libations, — le pays de Falstaff, enfin ! C’est même d’une fièvre contractée à la suite d’une trop joyeuse réunion où figuraient ses vieux amis Ben Jonson et Drayton que Shakspeare serait mort en 1616. Il est certain que la maladie vint subitement. On n’eut même pas le temps de mettre au propre le testament préparé par le notaire et c’est sur un simple brouillon que Shakspeare apposa sa signature, dont l’écriture tremblée révèle, d’une manière tragique, l’épuisement du moribond.

On a beaucoup épilogué sur ce testament. On a reproché à Shakspeare de n’avoir pas mentionné ses œuvres ni inventorié sa bibliothèque. Comme s’il était habituel dans des actes dressés par un notaire de faire des examens de conscience intellectuels ou de prévoir la curiosité de la postérité ! Le document, pour qui sait le lire, est rédigé dans la forme la plus naturelle. L’homme à prétentions aristocratiques qu’était Shakspeare a voulu transmettre sa fortune à un seul de ses enfants, dans l’espoir avoué de la voir passer à des héritiers mâles par droit de