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légal. Désormais, dans tous les documents juridiques, il se fait appeler « Mr William Shakspeare de Stratford-on-Avon, » et il ne manque jamais de faire suivre son nom du titre de « gentleman, » auquel il avait maintenant droit. Pour soutenir son rang, il arrondit son domaine, achetant tout ce qui était achetable, Il pouvait le faire aisément, car il n’avait pas besoin d’être cupide pour s’enrichir : l’argent affluait de toutes parts. Nous avons vu que le métier d’acteur était fort lucratif. Mais à ces profits réguliers s’ajoutaient les libéralités que Shakspeare recevait de la Cour et de ses protecteurs. En outre, depuis 1598, il était actionnaire du théâtre du Globe : ce qui constituait pour lui une abondante source de revenus. On a calculé qu’il devait gagner bon an mal an, près de six cents livres, soit l’équivalent d’une centaine de mille francs en monnaie d’aujourd’hui.

Et comme il arrive à ceux qui possèdent de l’argent en abondance, il fit des placements et eut des procès pour faire rentrer de mauvaises créances. C’est sur l’existence de ces procès qu’a été fondée l’accusation d’usure dont dont s’arment bruyamment les anti-stratfordiens. On peut se demander, à vrai dire, pourquoi un homme préoccupé de ses intérêts ne pourrait pas être en même temps un grand écrivain. A ce compte, il faudrait rayer de notre littérature Balzac, ce Shakspeare du roman français, dans la vie duquel, on le sait, les questions d’argent ont tenu une si grande place. Mais ce que l’on n’a pas remarqué, c’est que la plupart du temps Shakspeare n’intervenait pas directement dans ses affaires. Il ne paraissait même pas à Stratford pour signer les actes d’achat. Il s’en remettait du soin de gérer sa fortune à son frère ou à son cousin Thomas Greene. C’est en particulier Greene qui agit contre John Addenbrooke et sa caution Horneby.

On a fait beaucoup de bruit autour de ces poursuites. La vérité est que cet Addenbrooke, transformé gratuitement en pauvre diable, est qualifié dans les documents de « generosus » ou « gentleman : » il était de petite noblesse. D’autre part, il ne s’agissait pas de recouvrer une dette ordinaire, comme on le répète à tort, mais de faire respecter un droit établi par lettres patentes du roi Edward VI, — probablement quelque redevance se rapportant aux dîmes dont Shakspeare avait acheté le fermage en 1605. Et voilà comment sur de fausses interprétations on a fondé une accusation de cupide cruauté.