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XVIIe siècle, on donnait de ce départ une explication différents. Shakspeare, avec de joyeux compagnons, aurait braconné dans le parc de sir Thomas Lucy, châtelain des environs. L’irascible propriétaire fit poursuivre les délinquants. Shakspeare se vengea en écrivant une ballade où sir Thomas était fort mal traité. D’où des persécutions nouvelles qui obligèrent le faiseur de libelles à s’éloigner du pays. Je ne vois pas pourquoi on se refuserait à admettre cette tradition. Le braconnage était, à cette époque, un divertissement très répandu et auquel se livraient les jeunes gens des meilleures familles. Simon Forman a rapporté le cas de John Thornborough qui, lorsqu’il étudiait à Oxford, passait son temps avec des camarades à « voler des daims et des lapins. » Ce qui ne l’empêcha pas de devenir évêque de Worcester et l’une des gloires de l’Eglise anglicane. Et il est remarquable que dans les Joyeuses Commères de Windsor nous trouvions une allusion à la mésaventure de Shakspeare. Car on ne saurait douter que le juge Shallow, qui accuse Falstaff d’avoir pénétré dans son parc et d’y avoir tué des daims, ne soit une amusante satire du gentilhomme de Stratford. Le jeu de mots sur Lucy et les Luces (brochets) qui figuraient dans les armes de Shallow, comme dans le blason du réel sir Thomas, en est la preuve.

Quoi qu’il en soit, Shakspeare partit de Stratford, vers 1585. et alla à Londres, alors comme aujourd’hui, rendez-vous de tous les ambitieux. Il devait être attiré par le théâtre, puisque des renseignements concordants nous le montrent s’y faufilant par la porte basse, en qualité de « serviteur » dit Dowdall, dans « une très modeste situation, » dit Rowe, comme « call-boy » ou aide-souffleur, précise Malone, un peu tardivement. Peut-être même commença-t-il par garder des chevaux à la porte pendant les représentations, comme l’a affirmé sans preuves Samuel Johnson. Mais s’il débuta humblement, il se fit vite remarquer : les vocations bien décidées ne se laissent pas étouffer. Il se vit confier des rôles ; puis il retoucha des pièces pour la compagnie. En sept ans, — ce qui n’est pas excessif pour un homme de génie, — il avait parcouru tout ce chemin. En 1592 il était déjà célèbre, à telles enseignes qu’il excitait l’envie de ses confrères. Un nommé Robert Greene, auteur prolifique de romans et de pièces qui eurent un certain succès, homme d’ailleurs de peu de scrupules, débauché et querelleur, dans un pamphlet