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ses terres ; il est si gêné qu’on doit le dispenser de certaines taxes. En 1586, il était complètement ruiné, et par honte, ou de peur des recors, il n’osait plus aller aux séances du corps de ville.

Au moment où la pauvreté s’installa au foyer paternel, William Shakspeare avait environ quatorze ans. Il lui fallut gagner sa vie. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les gens de Stratford répétaient que le poète, avant d’entrer au théâtre, avait été apprenti boucher. Mais pourquoi n’aurait-il pas eu, étant enfant, la possibilité de s’instruire, ou, plus tard, de profiter de ses loisirs pour continuer de lire ? Aubrey, écrivant entre 1669 et 1696, nous informe que lorsque l’apprenti boucher « tuait un veau, il le faisait dans le grand style et en prononçant un discours, » ce qui était pour le moins l’indice d’une vocation littéraire déjà débordante. Et Ben Jonson, qui l’a connu intimement, lui a reproché de « savoir peu de latin et encore moins de grec. » C’est donc qu’il connaissait tout au moins les rudiments de ces deux langues. On ne peut pas aller là contre.

Que William Shakspeare ait été précoce, nous n’en saurions douter. Il avait à peine dix-huit ans, quand il s’amouracha d’une femme qui était son ainée de huit ans. Et il semble bien avoir commis le péché dont Prospero, dans la Tempête, conjure solennellement Ferdinand de s’abstenir : cinq mois après son mariage, on enregistra la naissance de sa fille Susanna. A cette révélation les anti-stratfordiens se voilent la face, comme si le génie et la chasteté étaient inséparables ! Je ne donnerai pas cet acte comme une preuve de vertu ; mais il ne me déplaît pas, je l’avoue, d’apprendre que le jeune Shakspeare avait un tempérament ardent. Cette exubérance amoureuse ne messied pas à qui veut peindre les passions humaines dans toute leur violence.

On a prétendu que Shakspeare se montra fort mauvais mari. Qu’un jeune homme de dix-huit ans se lasse vite d’une femme de vingt-six, c’est une aventure assez fréquente. « Que toujours la femme prenne un mari plus âgé qu’elle ; de cette manière elle sera de même user que lui et son pouvoir se maintiendra en équilibre, » dit le duc Orsino dans le Soir des Rois. Mais que ce soit la raison pour quoi Shakspeare quitta Stratford, rien ne nous permet même de le supposer. Au