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exister si, à l’interprétation fidèle de la réalité, on n’avait substitué une vision fausse, fille monstrueuse d’une prévention aveugle et d’un enthousiasme irréfléchi. Et cette constatation nous impose la méthode à suivre. Pour rétablir la vérité, il suffira de reprendre les faits et de les présenter dans la simplicité de leur témoignage, débarrassés de toutes les interprétations fantaisistes qui les ont obscurcis ou infléchis.


Traçons donc à notre tour le portrait de l’auteur tel qu’il apparaît dans les documents. Et d’abord, d’où sortait Shakspeare ? Par sa mère, il était petit-fils de Robert Arden, fermier aisé de Wilmcote, et ainsi il tenait, de loin il est vrai, à l’une des plus influentes familles du Warwickshire, les Ardens de Park Hall. Du côté paternel, d’après un mémorandum conservé au College of Arms, et dont l’authenticité est inattaquable, il pouvait se vanter d’avoir eu comme ancêtres des hommes qui, « pour leurs vaillants et loyaux services, avaient été avancés et récompensés par le très sage prince, le roi Henry VII, de glorieuse mémoire. » Son père, John Shakspeare, était un marchand aisé de Stratford, gantier d’après les registres de la cité, boucher ou lainier selon la tradition. Peut-être exerçait-il les trois professions. Car c’était à coup sûr un homme d’importance. Les livres du corps de ville sont pleins de son nom et nous permettent de suivre dans le détail son active carrière. Il joua dans l’administration de Stratford un rôle de premier plan, et gravit avec une rapidité surprenante tous les degrés des fonctions municipales : surveillant de la fabrication de la bière, constable, affeeror, c’est-à-dire juge pour menus délits, chambellan, trésorier, alderman, bailli, juge de paix et enfin principal alderman. L’année 1572 mit le comble à ces petites grandeurs. « A l’assemblée du 18 janvier, les aldermen et les bourgeois de Stratford décidèrent de s’en remettre entièrement à la discrétion de M. Adrien Quiney, le bailli, et de M. John Shakspeare pour tout ce qui intéressait le bien et les affaires de la cité. »

Mais, a dit l’auteur d’Henry IV, « la fortune ne vient jamais les deux mains pleines. » A peine arrivé au faite des honneurs, l’alderman Shakspeare eut des revers. En 1578, nous apprenons qu’il contracte des dettes. Peu après, il hypothèque le domaine d’Asbies apporté en dot par sa femme ; il vend une partie de