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Quand il s’agit d’un littérateur de troisième ordre, on prend facilement son parti de semblables ignorances ; quand il s’agit de l’auteur d’Hamlet, la déconvenue est grande. Si grande que, de dépit, semble-t-il, on en a conclu que nous ne savons rien, que tout est mystère. Alors, à la faveur de ce mystère, l’imagination s’est donné libre cours, comme un enfant enfermé dans une chambre peuple l’obscurité d’êtres fantastiques. Des idées fixes se sont formées, et pour les soutenir, — de fort bonne foi, d’ailleurs, — on a omis nombre de faits, — les plus intéressants, nous le verrons, — qui avaient l’inconvénient de tirer l’homme de ce néant où l’on veut le faire rentrer à toute force. En même temps, par une tendance contraire, on a grossi démesurément certains détails et on leur a donné une importance qu’ils ne sauraient avoir quand ils ne sont plus isolés. Ainsi a pris naissance un Shakspeare travesti, ombre de lui-même, n’ayant avec le vrai Shakspeare qu’une lointaine ressemblance. Ce n’est pas un portrait, c’est une caricature !

Cependant qu’on rapetissait l’auteur, on portait l’œuvre sur des hauteurs où elle disparaissait à nos yeux. Dès lors, Shakspeare ne parla plus aux foules que comme le Dieu de Moïse, « du milieu du feu, de la nuée et des ténèbres. » Ce sont les romantiques, aidés par une critique à prétentions philosophiques venue d’Allemagne, qui ont accompli cette métamorphose. Emerveillés de la richesse des pièces et dans leur mépris du siècle précédent, ils se sont pris à considérer le théâtre shakspearien non seulement comme incomparable, mais aussi comme insondable. On en a fait une de ces œuvres transcendantes qui confondent la petitesse de l’esprit humain, une sorte de Bible de la pensée moderne. Rappelez-vous l’enthousiasme délirant avec lequel Victor Hugo, chez nous, a parlé de celui qu’il place parmi les « hommes océans. » Si forte a été cette idolâtrie que les rites en sont aujourd’hui établis. L’éblouissement continue, et même ceux qui n’ont jamais lu une pièce shakspearienne sont persuadés que Shakspeare a été un de ces génies absolus qui échappent à notre jugement.

Ces deux erreurs de sens contraire, en divergeant de plus en plus, ont dissocié les éléments d’une union naturelle, créant cette idée d’une incompatibilité entre l’auteur et l’œuvre, source inépuisable d’hypothèses. La contradiction sur laquelle les anti-stratfordiens ont construit leurs théories n’aurait jamais pu