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inventer, par des prodiges d’ingéniosité, des chiffres qui, habilement appliqués, composaient des phrases à la syntaxe indécise, mais affirmant, quand on les pressait un peu, que Bacon était bien l’auteur de l’œuvre shakspearienne. D’autres critiques, plus entreprenants, élargirent le cercle de leur investigation. Un homme de loi américain, Appleton Morgan, découvrit que le théâtre de Shakspeare devait être attribué à Bacon, à Raleigh et à quelques autres. Sur quoi, un certain Th.-W. White, perfectionnant le système, fit de Shakspeare une sorte d’Homère moderne, un simple nom appliqué à un assemblage de pièces écrites par différents auteurs. Deux Allemands, P. Alvor et K. Bleibtreu, suscitèrent un autre prétendant, Roger Manners, comte de Rutland ; et cette thèse fut reprise avec chaleur et abondamment développée par un écrivain belge, M. G. Demblon. Puis survint M. Lefranc, qui, de toute son autorité et avec un savoir-faire peu commun, proposa William Stanley, sixième comte de Derby. Enfin, tout récemment, M. J. T. Looney voulut nous persuader que Shakspeare n’était que le prête-nom du grand-chambellan de la reine Elizabeth, le brillant, mais très léger Edward de Vere, vicomte Bulbeck, seigneur de Scales, comte d’Oxford, dix-septième du nom.

Si l’on n’y met pas un terme, toute la cour d’Elizabeth y passera. Et ce pourrait être divertissant. Mais l’on ne joue pas impunément avec l’erreur. Je ne connais pas de critique vraiment au courant des études shakspeariennes qui se soit jamais laissé prendre à ces aberrations. Il n’en va pas de même de la majorité des lecteurs. Le bon sens ne suffit pas à réfuter de fausses opinions, quand elles s’abritent sous la carapace d’une pesante érudition. De très bons esprits, faute d’avoir à leur disposition un arsenal de contre-arguments, ne savent plus où accrocher leur confiance et se laissent envahir par le doute. L’accueil fait à la plus romanesque des élucubrations baconiennes prouve que certains milieux lettrés se laisseraient volontiers gagner à une théorie dont la raison française avait jusqu’ici discerné sans peine l’inanité. Il est temps de réagir et, en reprenant cette question ab imis fundamentis, de dissiper, une fois pour toutes, une incertitude qui finirait par obscurcir complètement la vérité. C’est ce travail de simple mise au point que je me suis proposé dans les pages qui vont suivre.