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visages maigres et couleur de bronze. Graves, ils saluent au passage les étrangers.

Le long des rues, aux maisons basses qui descendent vers la mer, sur la place bordée d’échoppes à la mode turque, à chaque pas on retrouve le souvenir des heures troubles que Durazzo vient de traverser. Ici, il y avait des arbres, des jardins… Les Autrichiens les ont détruits. Au pied de la vieille muraille vénitienne qui grimpe la colline, on a dû creuser des abris pour mettre en sûreté les habitants, lors des bombardements.

Durazzo, clef de la vaste plaine de la Mysakja, et, le long de cette inaccessible côte adriatique, seule ouverture donnant accès à l’intérieur de la Péninsule, commandant la route de Monastir et de Constantinople, a, depuis l’antiquité, déchaîné de terribles convoitises. Durazzo, la Dyrrachium romaine, était le point de départ de cette fameuse via Egnatia, qui, à travers toute la Péninsule, faisait communiquer Rome avec Byzance.

Cette colline, qui fut une île naguère, où César assiégea Pompée, où l’on dit que saint Paul a prêché, vit maintes fois aux prises l’Orient et l’Occident, assista au débarquement des Croisés, vit triompher les Normands, puis les Vénitiens succédant aux retours de Byzance, puis les mandataires des ducs d’Anjou, et enfin ce Philippe de Tarente, un prince français, qui, au XIVe siècle, résida en Albanie et essaya de l’unifier. L’Orient fut victorieux avec l’invasion turque, qui eut raison de la résistance désespérée des Albanais. Et ils viennent enfin de trouver leur unité dans leur volonté d’indépendance, après des siècles d’oppression ottomane.

Aujourd’hui, les souvenirs des luttes de l’antiquité et du moyen âge sont oubliés. Les paysans ramassent sur leur champ des médailles romaines. Et de rares Européens vont contempler, à une dizaine de kilomètres de Durazzo, ces ruines inviolées qu’on appelle l’arc romain, à cause d’une porte cintrée s’ouvrant dans la longue muraille qui descend vers la mer. Les lignes régulières de briques encastrées entre les rangs de pierres attestent le soin de cette construction magnifique. Autour, c’est le désert. La chaîne des collines s’abaisse. Une plage s’élargit au pied des murailles envahies de chardons. Et de l’autre côté se développe, entre ses lagunes sans fin, la plaine fertile et marécageuse qui attend des bras pour l’assainir, et transformer en moissons ces pàtis où les troupeaux errent en liberté.