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blanc, comme une pierre d’attente. Il déclamait la phrase avec une emphase à la Flaubert et il ajoutait : « La guerre, oui, s’il le faut, mais pour la paix. » Il voulait, dans la politique, une parfaite mesure, une grande sagesse, une tranquille domination sur soi-même. Il se référait aux déclarations de Vergennes disant de la France : « Son désintéressement fera sa grandeur. » Son examen de nos traditions aboutissait, en somme, à cette phrase célèbre des Instructions que Talleyrand s’était données à lui-même en vue du Congrès de Vienne : « La France, y lit-on, est un Etat si puissant que les autres peuples ne peuvent être rassurés que par l’idée de sa modération, idée qu’ils prendront d’autant plus fortement qu’elle leur en a donné une plus grande de sa justice. Elle est dans l’heureuse situation de n’avoir point à désirer que la justice et l’utilité soient divisées et à chercher son utilité particulière hors de la justice et de l’utilité de tous. »

Mais Talleyrand, quand il écrivait cette phrase, partait en vaincu pour le Congrès de Vienne, et Albert Sorel est mort sous l’impression de la défaite de 1871 : ces hommes étaient payés pour être raisonnables et prudents. Que dirait Sorel, que penserait-il de ce qui s’est passé, la victoire obtenue ?


Sorel, malgré toute son application et sa perspicacité, n’avait pu, évidemment, deviner qu’après une guerre terrible et accablante où toutes les forces du monde seraient engagées, le vainqueur aurait plus souffert en ses hommes et en son territoire que le vaincu ; il n’avait pu deviner que, par un paradoxe unique dans l’histoire, le vaincu pourrait tenter, une fois la paix signée, de dicter la loi au vainqueur ; il n’eût pas deviné les conséquences de l’intervention d’amis lointains et dévoués, mais ignorants et désintéressés des choses européennes. Assurément, ce qui l’eût étonné le plus, c’est que la victoire s’abstiendrait de régler le statut politique de l’Allemagne, cause de toute guerre européenne depuis le Congrès de Vienne. Avant que les arbitres ne se prononçassent, il eût dû les renvoyer à son propre ouvrage : mais les arbitres ont peu de temps pour lire et s’instruire.

Eût-il renoncé au principe des « limites naturelles » qui est comme l’arbre de couche de son système ? Non, assurément. Au