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Cour allait à Aranjuez ou à l’Escorial. Le visage masqué, ou le sombrero rabattu sur les yeux, afin de conserver un semblant d’incognito, ces amoureux contemplatifs étaient autorisés à galoper devant la portière de leurs dames…

— Et voilà tous leurs plaisirs ! dit la Reine, en riant. Vraiment, ce n’est pas la peine !

— Comment, madame, fit, d’un air froissé, la grosse fille sentimentale… Mais l’amour, madame, l’amour, le comptez-vous pour rien ?… Ainsi, moi, quand je serai mariée, je n’aurai plus d’autre occupation que mon mari et mes enfants. Je ne sortirai plus. Je ne verrai plus que d’autres dames mariées comme moi. C’est pourquoi, maintenant que je suis fille, je profite de ma liberté. Après cela, madame, je ne saurai plus ce que c’est que l’amour !..

L’amour ! Toujours ce mot ! La Reine en était excédée et malade… Et quel son étrange il rendait, quel sens bizarre il prenait sur ces lèvres espagnoles ! Le bel amour, en vérité, qui ne se nourrissait que de privations !.. Pourtant, il fallait bien qu’il recelât des délices secrètes, des jouissances inexprimables, pour avoir des dévots en si grand nombre et tout brûlants d’une telle ferveur !.. Car doña Manuela ne laissa point ignorer à sa maîtresse que beaucoup de ces galants se ruinaient pour parer la divinité, objet de leur culte. Ils affamaient, au logis, femme et enfants, pour déposer à ses pieds un collier de dix mille pistoles !.. D’autres se suppliciaient pour elle. En cagoules et robes de pénitents, ils se flagellaient jusqu’au sang sous les fenêtres de leurs belles… Et tout cela pour rien, comme disait la Reine, — sans espoir de récompense, uniquement pour l’amoour !

En écoutant ces discours, Marie-Louise d’Orléans songeait par contraste, à la Cour du Roi ; son oncle, où la galanterie, certes beaucoup moins dédaigneuse des réalités, s’étalait ouvertement et même cyniquement. Elle ne comprenait pas quelle victoire l’âme religieuse de l’Espagne avait remportée sur les instincts d’un peuple éperdu de luxure, en lui imposant et en lui faisant chérir une telle contrainte de chasteté, et en purifiant la passion charnelle jusqu’à la rapprocher de l’amour divin. Elle ne sentait dans tout cela que la folie d’érotisme mystique. Et elle se disait : « Est-ce possible ? Une telle abnégation, un tel appétit de souffrance ? » Et voici qu’elle pensa tout