Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pu distinguer ces mains en mouvement sur les rosaires ou les feutres empanachés, et elle n’avait pas aperçu cette sourde rumeur d’amour qui, de tous les coins de la chapelle, montait vers sa prison dorée et se mêlait aux psalmodies des moines.

Ce même soir, elle y fit attention, et elle rentra de Complies toute troublée de ce qu’elle avait vu et encore plus scandalisée. Elle n’avait jamais été dévote, et même, dès son arrivée en Espagne, elle avait conçu de l’aversion pour la piété espagnole, qu’elle estimait tout extérieure et tout ostentatoire. Maintenant elle n’y trouvait plus qu’hypocrisie. Eh quoi ! tant de démonstrations, tant de grands gestes et de signes de croix pour cacher une mimique galante ! Et puis ce mélange d’amour profane, — de luxure peut-être, — et de dévotion ! La petite Française honnête et raisonnable qu’elle était ne pouvait admettre cette façon sacrilège de mêler la religion à la galanterie, d’unir des choses qui paraissaient si contradictoires…

Elle en jugeait comme tous les Français qui, aujourd’hui encore, voient dans le catholicisme espagnol une survivance chrétienne de l’Islam, — l’Islam fanatique et dédaigneux de ce qui n’est pas lui, formaliste et voluptueux, affectant une austérité excessive et lâchant la bride à la sensualité, — alors qu’il continue, en réalité, le vieux catholicisme africain, celui des Tertullien, des Cyprien et des Augustin, cette foi exaltée et si profondément réaliste, qui veut rendre sensibles jusqu’aux plus insaisissables abstractions du dogme, et qui pousse le mépris de la matière et des sens, jusqu’à l’ascétisme le plus effrayant et jusqu’à la soif du martyre. Le sérieux de cette piété intransigeante échappait à la fille frivole de Monsieur et Madame Henriette.

Bientôt, elle en jugea autrement. Les conversations de doña Manuela lui apprirent que presque tous ces galants, dont le palais était rempli, ces hommes mariés ou non, étaient des amoureux platoniques. La plupart n’avaient aucune espérance d’épouser jamais ou même seulement d’approcher l’objet de leur amour. Ces adorateurs ne pouvaient contempler leur idole et lui parler ouvertement que deux ou trois fois dans l’année, — le mercredi, le jeudi et le vendredi saints, — et, deux, ou trois autres fois encore, il arrivait qu’ils pussent se rencontrer : à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie extraordinaire, pour une victoire, ou la naissance d’un Infant, ou bien lorsque la