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un pas, sans être espionné par cent yeux toujours ouverts ?

À cette question, la fée Truitonne eut un sourire de malice, qui plissa en une grimace impayable, ses grosses joues empâtées de fard :

— Mais, madame, dit-elle, il n’y a pas de secret. Toutes mes compagnes savent que j’ai un amoureux. Chacune d’elle a le sien. Je m’étonne que Votre Majesté soit seule à ignorer ce que tout le monde connait…

La pauvre Majesté fut abasourdie d’une telle révélation. Trompée par les dehors austères de cette Cour et d’ailleurs occupée uniquement d’elle-même, elle n’avait rien remarqué. A l’extrême de la surprise, elle dit à sa dame d’honneur :

— En vérité, mademoiselle, cela est à peine croyable. Jamais un homme n’entre ici. Si, par hasard, les devoirs de leurs charges obligent une dame et un officier de la Cour à se rencontrer, jamais une parole n’est échangée entre eux…

— C’est bien inutile ! dit la grosse fille, d’un air réticent et de plus en plus malicieux.

Pressée par la Reine, elle lui apprit, sans trop se faire prier, que non seulement la Cour était pleine de galants, mais que ces cavaliers trouvaient mille moyens pour correspondre avec la dame de leurs pensées. Les caméristes du palais ne servaient guère à autre chose qu’à porter des messages d’amour, des lettres d’un tour admirable, des poésies brûlantes de passion, éblouissantes d’esprit… Et puis il y avait le langage des doigts, dont tout le monde usait publiquement !

— Le langage des doigts ? fit la Reine, qui ne comprenait pas.

— Eh bien, oui ! On se parle par signes !… Comment ! Votre Majesté ne connait pas le langage des doigts ? Il faudra que je lui apprenne encore cette langue-là ! D’ailleurs nulle personne de qualité ne peut se dispenser de la savoir. On la parle en tous lieux, jusque dans la chapelle. Votre Majesté n’a donc pas vu, pendant les offices, tous ces doigts qui travaillent et qui se disent des tendresses, en ayant l’air d’égrener des chapelets ?…

En effet, la Reine, qui assistait, tous les jours, et pendant de longues heures, aux offices du couvent attenant au Retiro, ne s’était, jusqu’alors, doutée de rien. Enfermée dans sa loge, derrière une grille dorée, l’imagination absente, obsédée de mille souvenirs nostalgiques, elle n’avait pas observé, ni même