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— Ma Truitonne vermeille, ma charmante, ma toute belle, je vous aime de tout mon cœur !…

Doña Manuela, un peu piquée, demanda à la Reine ce que cela voulait dire.

— C’est, répartit la Reine, le plus grand compliment qu’un galant français puisse faire à une dame !

Cependant l’énorme créature, à voir la mine moqueuse de la souveraine, n’était qu’à demi convaincue. Elle se promit d’interroger, à ce sujet, la Quentin, la nourrice de Sa Majesté et de savoir le fin mot de cette plaisanterie française, dont le sens lui échappait. Ainsi la Reine, toujours imprudente, fournissait contre elle-même, pour l’avenir, des motifs de brouille et de rancunes implacables.

En attendant, elle était en grande amitié avec sa dame d’honneur, qui faisait à peu près son unique distraction et qui lui apprenait l’espagnol. Bientôt, la Reine, qui s’y était mise avant son départ de Fontainebleau, le sut assez bien pour soutenir fort convenablement une conversation. Elle causait volontiers avec doña Manuela qui, peu à peu conquise par le charme de la jeune souveraine et, d’ailleurs, se défiant de ses compagnes, en vint à la prendre pour confidente. Doña Manuela ne tarda point à lui laisser deviner qu’elle avait sinon des peines de cœur, du moins un amour en tête. La Reine, dont la curiosité s’excita soudain, voulut en savoir davantage. Elle ne put en croire ses oreilles, lorsque cette grosse fille ridicule, ce monstre en jupons, lui avoua qu’elle avait effectivement un galant, — un amoureux passionné et platonique, qui, tous les jours, trouvait le moyen de l’entretenir de sa flamme, et qui la comblait de cadeaux : les bijoux, les magnifiques étoffes qu’elle portait, la robe somptueuse en satin cerise qui avait tant diverti sa Majesté, — tout cela, c’étaient des trophées de l’amour !…

L’épouse de Charles d’Autriche n’eut aucune envie de rire de ces propos étranges et quelque peu bouffons. Cela remuait en elle une foule de sentiments dont la douleur était mal assoupie. Elle avait un grand battement de cœur à ce mot d’amant, que sa grotesque Truitonne prononçait avec un air d’extase. Après un silence lourd et prolongé, la Reine, comme sortant d’un rêve, demanda :

— Comment faites-vous, mademoiselle, pour cacher un tel secret au milieu d’une Cour, où l’on ne peut risque