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obtenu le prix. C’était la première amorce de ses réussites littéraires. Sa vocation remontait plus loin ; bien des fois il avait tenté d’écrire, car son cerveau inventait continuellement des sujets d’histoires : mais a-t-on le temps de faire de la littérature quand on doit gagner sa vie comme manœuvre ? Il essaya d’un second envoi, lequel fut rejeté. A son tour, il rejeta, — momentanément,— le démon littéraire de sa vie, et partit à pied à travers les Etats-Unis, qu’il parcourut en vagabond. On l’arrêtait, on le relâchait, il repartait ; il revint finalement en Californie par le Canada. C’est au cours de ce voyage que se fit en lui une assez brutale illumination sociale, et qu’il devint le révolté naïf et violent qu’il s’est montré depuis, prêchant le socialisme sur les places publiques et maudissant dans ses livres les conditions inhumaines du travail.

De retour à Oakland, il se mit à préparer, seul, son admission à l’Université, et fut reçu à Columbia. Il avait alors dix-neuf ans, et travaillait dans une blanchisserie. Il écrit : « Je repassais des chemises, je m’instruisais, et j’écrivais des histoires. C’est une vie usante. Il m’arrivait de m’endormir la plume à la main. Je laissai la blanchisserie, je ne fis plus qu’écrire. Mais, au bout de quelques mois, je compris que je n’arriverais jamais à rien et abandonnai le travail intellectuel. Je me joignis alors à des chercheurs d’or qui partaient pour l’Alaska. Au bout d’une année, je dus quitter mes compagnons, parce que j’étais atteint du scorbut. Avec deux de mes camarades, nous revînmes sur une barque non pontée, voyage de dix-neuf jours pendant lesquels nous fîmes trois mille quatre cents kilomètres. » Mais cette année de vie sauvage l’avait transformé. « C’est au Klondyke, écrivit-il par la suite, que je suis devenu moi-même. Là-bas, personne ne parle. Là-bas, on pense. Chacun se fait son horizon. J’y découvris le mien. »

Au long de cette rude jeunesse, son goût des livres s’accroit toujours. Partout solitaire, partout étonné de l’universelle ignorance de ses compagnons, il dévore au hasard une pâture romanesque dont il ne peut se passer. Pendant deux ans, il n’eut en sa possession que l’Alhambra de Washington Irving, qu’il relisait indéfiniment ; ailleurs, c’était un roman de Ouida, dont la tin manquait, et le feuilleton d’un journal. Mais, à trente ans, il avait tout lu, il était cultivé comme un vieux scholar de l’Est.

Revenu du Klondyke, il ne fait plus qu’écrire ; il invente