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passants muets. De toute la cité s’élève un clapotis d’eaux pressées. Les enfants, dix fois par jour, viennent tremper leurs pieds nus ; les femmes n’ont qu’à se baisser pour jeter sur leur seuil de grands seaux d’eau pure. Et la ville continuellement lavée est d’une propreté que bien des villes occidentales pourraient lui envier.

Au sortir des cités italiennes bruissantes de voix, de rires, de cris, pavoisées de bardes éclatantes qui mettent hors des fenêtres toute l’intimité des alcôves, des rues où la presque totalité des actes de la vie se poursuit sans vergogne, avec une bonhomie désarmante, on est saisi par le contraste de ces rues albanaises, secrètes et chastes, par la dignité grave des gens du peuple, en vêtements blancs, par le silence des femmes qui ne sont pas toutes voilées. Les maisons crépies à la chaux, un peu en retrait dans leur cour, dérobées par un mur, entourées d’arbres et de fleurs, ont toujours l’air de se garder, avec leur rez-de-chaussée aveugle, et leur étage en surplomb. Parfois ce sont les fenêtres médianes qui avancent, formant une sorte d’étroite véranda fermée. Nombreuses et rapprochées, les fenêtres apparaissent sévèrement closes par le moucharabieh.

Beaucoup de maisons sont anciennes et fort belles, décorées de peintures comme celle de la famille Toplani ; la maison d’Essad, contiguë et entièrement détruite, se donnait l’apparence d’un château fort derrière ses épaisses murailles. Et ces pierres agressives surprennent dans cette ville, presque la seule de toutes les villes albanaises qui soit dénuée de forteresse.

Tirana, avec sa physionomie pudiquement réservée, défendue contre les regards indiscrets par ses murs, ses jardins, ses moucharabieh, entourée de son passé aux aguets sous les sycomores géants et les cyprès rangés à quelque distance, comme des sentinelles noires autour du « lieu de prière, » semble continuer une méditation ancienne. Elle se souvient qu’elle eut pour origine la mosquée de Suléïman. L’histoire ne dit rien de ce Suléïman bey qui, il y a trois siècles, dans cette campagne déserte, au bord d’une rivière et non loin du sauvage défilé où passe la route de Dibra, fit édifier cette ample coupole et son haut minaret. Il construisit aussi une maison de bains qui existe encore et un four où l’on cuisait le pain des