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Pendant ce temps-là le mourant appelait notre fille Tanya et se mettait à lui demander ce que je devenais : il me croyait toujours à Iasnaïa-Poliana. À chaque question, il fondait en larmes, si bien que Tanya lui dit : « Ne parlons plus de maman, cela t’agite trop. » — « Ah ! s’écria-t-il, c’est bien plus important pour moi que tout le reste. » Et il ajouta, d’une voix déjà plus indistincte : « Pauvre Sonia ! Je lui fais du mal ; nous avons été de grands maladroits. »

Personne, en dépit de mes prières, ne voulut lui dire que j’étais là ! Je ne sais qui a pris sur soi cette nouvelle cruauté. Tout le monde redoutait une émotion qui le tuerait ; c’était l’avis des médecins. Qu’en savent-ils ? Peut-être, en m’embrassant, en se laissant soigner par moi, comme il en avait l’habitude, je l’aurais sauvé. Dans une de ses lettres que je viens de publier, il me dit qu’il avait grand peur de tomber malade loin de moi.

Enfin, les médecins me laissèrent approcher, quand il ne respirait plus qu’à peine, gisant immobile sur le dos et les paupières déjà closes. Doucement, je lui murmurai à l’oreille des tendresses, je voulais lui faire comprendre que j’étais là tout le temps dans cette gare d’Astapovo, et combien je l’aimais et l’aimerais toujours. Je ne me rappelle plus ce que je lui dis encore, mais deux profonds soupirs, qui parurent lui coûter un prodigieux effort, sortirent de sa poitrine comme pour répondre à mon amour, et il retomba immobile.


On n’ajoute rien à une telle page, à ce mystérieux colloque, à cette foi auguste dans le dernier soupir. Certes, Tolstoï fut faible, injuste, capricieux, orgueilleux et parfois cruel. Il le fut en dépit de son cœur merveilleusement humain. C’était un Russe, un grand enfant. Qui avait payé pour le savoir, plus que celle qu’il a fait tant souffrir ? Mais à peine se voient-ils, qu’ils se sont pardonné. Serons-nous plus sévères que celle qui, malgré tout, l’a aimé jusqu’au bout ? Elle pense mourir de sa fuite, et accourt lui donner la suprême caresse. Elle comprenait enfin qu’il ne pouvait pas être à elle tout entier, qu’il y avait en lui quelque chose qui se devait à l’œuvre du Père et voulait se mêler au génie de l’univers. Elle l’acceptait ainsi, et se contentait de sa part. Que ne manquerait-il pas à Tolstoï et à sa légende, sans ce coup de vent prophétique qui l’arracha à sa maison, comme l’aigrette errante de la fleur du steppe, et le jeta vagabond pour mourir sur les routes, image de l’inquiétude de sa race et de la tempête qui allait déraciner la Russie ?


LOUIS GILLET.