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valait rien. C’était à recommencer. Le 22 juillet 1910, Tchertkov étant revenu aux environs de Toula, on hissa le vieillard à cheval, on se rencontra dans une clairière, en présence de témoins apostés, et un testament en bonne forme fut perpétré en secret, comme un vol fait au coin d’un bois.

Tolstoï était revenu très malade de Krekshino. Il avait des absences et des instants de délire. Cette atmosphère de conspiration, dont il se sentait entouré, n’était pas faite pour le calmer. Il avait quatre-vingt-deux ans. Son irritabilité était devenue extrême. Sa femme était à bout. Elle avait subi, en 1906, une grave opération, suivie, deux mois plus tard, de la perte d’une fille. Elle ne se dominait plus. Elle avait des attaques de nerfs. Pendant ces derniers mois, la malheureuse, à force de souffrir, n’était plus qu’une détraquée. Ce qu’elle soupçonnait autour d’elle, la présence de son ennemi rôdant dans la coulisse, achève de l’exaspérer. La vie devenait intolérable. On ne dormait plus dans la maison. Depuis l’affaire du testament, Tolstoï n’osait plus regarder sa femme dans les yeux. La nuit, au moindre bruit, la Comtesse se levait, parcourait les couloirs, une bougie à la main. Cet état de fièvre et d’alerte, ces craquements étouffés de planchers, ces portes qui s’ouvrent avec précaution, cette inquiétude, cet espionnage, ces jalousies, ces menaces de scènes et de crises : cela ne pouvait plus durer. L’existence, pour ces deux malades, devenait un enfer. Il y avait quelqu’un de trop. Une nuit, Tolstoï partit. C’était le 10 novembre, à cinq heures du matin. Quand elle lut la lettre d’adieu qu’il lui laissait, elle courut, folle de douleur, se jeter dans l’étang. On l’en retira demi morte. Et pourtant, cette fois, ce n’était pas elle seule que le vieillard avait fuie…

Pendant cinq jours, elle refusa toute nourriture. Le sixième jour, arriva une dépêche d’un journal ami, annonçant que le fugitif se mourait à Astapovo. Tchertkov avait reçu la nouvelle avant elle. Elle y vola, à temps pour y recevoir un dernier coup de couteau : ce fut pour se voir écarter de l’agonie de son mari.


Il y avait autour du lit une foule d’étrangers et d’indifférents, et moi, la femme, la compagne de sa vie depuis quarante-huit ans, on ne me laissa pas entrer. La porte était fermée à clef, et, comme je cherchais à apercevoir par la vitre le visage de mon mari, une main tira le rideau. Deux infirmières furent détachées pour s’assurer de moi ; elles me serraient les bras et m’interdisaient tout mouvement.