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où le starets[1] déchu comprend qu’il a perdu sa vie, parce qu’il n’a rien fait que par orgueil et par ostentation, tandis qu’une pauvre ratée de maîtresse de piano, que tout le monde méprise et qui se croit elle-même moins que rien, est une sainte, parce qu’elle est bonne, gaie et simple, et que son âme est un miracle de charité qui s’ignore.

Ces dernières œuvres de Tolstoï sont en vérité toutes pleines de tendresse sereine et d’indulgence souriante. On y sent de moins en moins l’aigreur de l’époque de la « crise, » et de plus en plus, à mesure que s’éteint la ferveur « tolstoïenne, » on y goûte le détachement divin, le charme puéril des œuvres de la jeunesse. Mais, depuis quelque temps, il s’était passé un fait nouveau. En 1908, sous le ministère Stolypine, Tchertkov était rentré d’exil et était venu s’installer non loin de Tolstoï, dans le gouvernement de Toula. Il y avait ouvert une communauté dont les membres pratiquaient la « foi. » Ces disciples avaient le don d’impatienter le maître, sans que celui-ci eût le courage de les donner au diable. Par bonheur, la communauté fut dissoute, et Tchertkov dut se fixer dans les propriétés qu’il possédait près de Smolensk. Mais il ne perdit pas son pouvoir en s’éloignant ; il continuait d’écrire, et il avait toujours des intelligences dans la maison.

La suite est une laide histoire : de quelque nom qu’on l’appelle, il s’agit de la triste affaire qu’est la captation d’un vieillard. Le but était de retirer à la comtesse Tolstoï la gestion des affaires et des papiers de son mari. Dès 1893, on avait rédigé un premier testament qui désignait un conseil de trois exécuteurs : la Comtesse, Tchertkov et le critique Strachov. Mais ce texte n’avait pas suffi. Il y avait de telles rivalités au sujet des papiers du maître, particulièrement de son Journal, que Tolstoï excédé avait pris le parti de les déposer sous scellés au Musée Rumyanstev. Déjà une malle de manuscrits s’était égarée en voyage dans des conditions suspectes ; d’autres papiers avaient disparu. Mais Tchertkov voulait davantage. Il voulait, Tolstoï une fois mort, demeurer le seul maître de sa pensée. En septembre 1909, lors d’une visite que Tolstoï lui fit à Krekshino, il arracha à sa faiblesse un testament dans ce sens. Faute d’une formule, qui se trouva oubliée dans la rédaction, cet acte ne

  1. Ascète, thaumaturge.