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exalte la virginité, et cela ne l’empêche pas, à soixante ans, d’avoir encore des enfants, tout en se lavant les mains de leur éducation. Cette remarque explique bien des choses. On comprend, par exemple, que, tout en se reprochant le confort de sa vie, en menaçant toujours de planter là femme et enfants, il soit demeuré si longtemps sans en rien faire. C’est l’état de demi-illusion où vivent les poètes. Ils tiennent leurs velléités pour des choses réelles : ils ont raison, ils nous font croire à cette réalité. Leur monde véritable est celui de l’imagination. Il ne faut pas s’étonner s’ils en sont dupes : c’est pour cela qu’ils nous enchantent. Du reste, pour ces âmes slaves, enfantines et complexes, les mots n’ont pas le sens absolu que nous leur prêtons. Il ne s’agit que de mirages. Ainsi le tolstoïsme, la haine du monde, l’accord de la vie et des idées étaient, pour Tolstoï même, autre chose que pour nous. Je ne lui fais pas l’injure de croire qu’il tenait aux richesses : l’argent n’existait pas pour lui. C’étaient, comme sa doctrine, des chimères, des rêves, dont il considérait l’échéance lointaine comme une chose toujours possible, sans se presser pourtant de la réaliser. C’était un beau coup de théâtre, dont l’effet était déjà produit, puisqu’il s’en émouvait à distance ; le temps n’existe pas en Orient, le fait et le rêve se confondent. Et il demeurait par inertie, par faiblesse et aussi par bonté, et parce qu’il ne détestait pas de se sentir coupable, et qu’il avait un goût de la honte, qu’il prenait pour de l’humilité. Fumées, dit Tourgueniev.

Et puis, il semble bien que, dans les derniers temps, après sa grande maladie de 1901, Tolstoï ait tout à fait cessé de croire au tolstoïsme. Il était trop intelligent pour ne pas s’apercevoir du vide de son système. Il était surtout trop mobile pour ne pas s’en lasser. Les tolstoïens l’assommaient. Ses dernières œuvres, à mon gré les plus parfaites de toutes, n’ont plus aucun rapport avec ce qui les précède : plus de thèse, plus de leçon, plus de cette ennuyeuse manie édifiante qui, depuis Guerre et Paix, nous gâte souvent les plus beaux livres. On n’y sent plus que la pure joie, la volupté de l’artiste qui ne songe qu’au bonheur de peindre. Quel héros moins « tolstoïsant » qu’Hadji Mourad, et quel merveilleux cavalier de miniature persane, chevaleresque et rusé, avec son énergie féline, barbare et raffinée ! Quelle admiration pour cette plante sauvage ! Et, dans le Père Serge, quelle page incomparable que la dernière scène, celle