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la fameuse lettre du 8 juin 1897, où il expliquait à sa femme, à sa « chère Sophie, » avec une élévation, une onction merveilleuses, pourquoi il la quittait cette fois, pour toujours. Cette lettre, quand elle fut trouvée dans ses papiers, a fait jeter des larmes à tous les « tolstoïens. » Ainsi, Tolstoï l’avait gardée treize ans dans son tiroir ! Il avait écrit cet adieu, et continué, treize ans, de souffrir en silence ! Mais pourquoi, puisqu’il ne partait pas, conserver cette lettre ? Pourquoi, à peine écrite, ne pas la déchirer, mais la cacheter avec soin, en inscrivant sur l’enveloppe : A remettre à Sophie après ma mort ? Pourquoi tant de complication, ce désir de faire souffrir quand on n’y sera plus ? Pourquoi cette flèche du Parthe ? À moins que ce ne soit le plaisir de s’attendrir sur soi-même par l’idée de l’effet qu’on produira, une fois mort, sur autrui, de se représenter cet autre ouvrant la lettre et se disant : « Quelle âme admirable ! Quelle patience ! Que cet ange a été bon pour moi ! » Dans ce cas, ce serait un trait de cabotinage. En vérité, ces âmes slaves sont de drôles de machines.

Et je me demande, en tremblant de cette conjecture, si l’explication de toute l’affaire n’est pas tout simplement dans la nature de l’homme de lettres. Je sais que je blasphème, parce qu’il est convenu que Tolstoï est quelque chose de plus qu’un écrivain ordinaire. Mais quelle raison y a-t-il pour le mettre en dehors et au-dessus de l’humanité ? Tolstoï n’est ni un héros ni un saint : il est poète, et cela suffit. Il conçoit un vague désir d’indépendance et de « pureté ; » il écrit à sa femme un bel adieu, et tient son intention pour demi accomplie. Tout cela, c’est de la littérature. Lui-même l’a dit un jour : « La vie de l’artiste n’est jamais intéressante, parce qu’il met le meilleur de lui-même dans son œuvre. C’est pourquoi son œuvre est bonne, et sa vie est mauvaise. » Cela est vrai de Tolstoï plus que de personne. Qui s’est plus confessé que lui dans ses livres ? Enfance, Adolescence, Jeunesse, les Cosaques, Sébastopol, c’est toujours son histoire, et c’est elle encore qu’il nous conte sous les noms du prince André, de Pierre Besoukhov et de Constantin Lévine. Qui sait si sa religion et tout le « tolstoïsme » sont autre chose qu’une nouvelle expérience littéraire, une manière nouvelle de dramatiser sa vie et de trouver une matière d’art ? Ces scènes avec sa femme, ces querelles, ces faux départs, il en fait une pièce de théâtre, et le voilà tranquille. Il bafoue le mariage, il