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plus, c’était de ne pouvoir convertir sa femme à ses principes. Car elle lui était chère. Sans doute, il serait doux de réaliser ainsi un idéal de sainteté. Il serait doux de donner au ciel le reste d’une vie, dont la première moisson a mûri pour la terre. Les légendes nous parlent de ménages d’époux, comme celui de Paulin de Nole et de sa femme Thérèse, qui, ayant fait vœu de continence, vendaient leurs biens pour les distribuer aux pauvres et consacrer à Dieu le reste de leurs jours. Mais le mot de l’Écriture : Ils ne seront qu’une seule chair, est une grande vérité. Dans le mariage, on ne se « sauve » qu’à deux : la famille est un corps. Elle n’est complète qu’en plusieurs personnes ; les limites de chacune se perdent dans les contours des autres. On ne sait plus où l’un commence et où l’autre finit. C’est un drame quand ce petit monde d’habitudes, d’amour et de sang, se divise. C’est tout le drame de la Lumière dans les ténèbres. Tolstoï en souffre. Il n’y tient plus : à la fin, il s’évade pour faire son salut. Il ne peut, il revient, il cède. Le courage lui manque à l’idée des larmes qu’il fait répandre. Il repose son chapeau et son sac sur la table, et soupire. Et on le plaint.

Cette scène s’est passé en 1884. La voici racontée par la comtesse Tolstoï :


… Une fois, il eut l’envie de prendre une paysanne, une simple ouvrière des champs, et de s’enfuir avec elle, caché parmi les paysans, pour commencer une vie nouvelle : il me l’a dit en face. Enfin, le 17 juin, à la suite d’une dispute insignifiante au sujet des chevaux, il emballa précipitamment quelques bardes dans un sac, qu’il emporta sur son épaule, et quitta la maison, criant que c’était pour toujours, qu’il s’en allait en Amérique et qu’on ne le reverrait jamais. J’attendais mon huitième enfant. À cet instant, je commençai de sentir les douleurs. La colère de mon mari me mettait au désespoir : et la torture physique, jointe à la détresse morale, formait un supplice intolérable. Je suppliai Dieu de me faire mourir. À quatre heures du matin, j’entendis mon mari qui rentrait. Mais, au lieu de monter dans ma chambre, il se coucha en bas sur le sofa de son cabinet. Malade, dans l’état où j’étais, je volai à lui : il était sombre et n’ouvrit pas la bouche. À sept heures du matin, notre fille Alexandra naquit. Quelle nuit ! Une nuit de juin, magnifique, terrible. Jamais je ne l’oublierai.


Cette page-là ne s’invente pas. Elle offre tous les caractères de la réalité. Mais ce n’est plus Tolstoï qui paraît la victime. Cette fois, il resta. Il resta encore, treize ans plus tard, après