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niait le progrès, la science, l’art, la famille, condamnait tout ce que les hommes ont acquis par des siècles d’efforts, s’était développé en lui et l’assombrissait de jour en jour. C’était comme si son âme ne pouvait plus voir dans le monde que laideur et souffrance, comme si toute joie, toute beauté, toute bonté, avaient tout à coup disparu. Pour moi, il m’était impossible de vivre ainsi : j’étais inquiète, j’avais peur, je souffrais. Mais je ne pouvais pas, avec mes neuf enfants, tourner comme une girouette et suivre dans tous les sens l’humeur de mon mari. Son esprit m’échappait. Chez lui, j’en étais sûre, c’était le tourment d’une recherche passionnée et sincère ; dans mon cas, cela n’était plus que sotte imitation et, cette fois, j’aurais fait vraiment du mal à tous les miens. De plus, en mon âme et conscience, je ne ressentais aucun désir de répudier l’Église où j’avais prié depuis l’enfance. Mon mari lui-même, pendant deux ans, dans les commencements de sa crise, s’était montré très orthodoxe, observant à la lettre tous les jeûnes et les fêtes. À ce moment-là toute la famille a suivi son exemple. Quand nous nous séparâmes, à propos de quoi ? je n’en sais rien : je ne me rappelle plus.


Sans doute, je n’oublie pas (et la Comtesse elle-même nous en fait souvenir) ce qu’il y eut, dans les « recherches » du comte Tolstoï, de touchant, d’ingénu désir de vraie simplicité et de vie spirituelle. C’est un beau rêve, que le rêve de la perfection : mais c’est un rêve dangereux. Il n’est pas bon, même pour les saints, d’abandonner les voies communes. Je sais que c’est un poids très lourd de s’élever vers le ciel, en traînant à ses pas les soucis de la terre-Peut-être vaut-il mieux ne pas s’engager dans ces liens. Mais, une fois la chose faite, on a mauvaise grâce de reprocher à Marthe les soins et les travaux de Marthe ; on ne peut exiger d’elle qu’elle monte en croupe à tous les dadas de monsieur son mari. J’en fais juge Tolstoï lui-même : dans son curieux drame posthume (daté de 1886), la Lumière dans les Ténèbres, drame autobiographique d’une vérité inouïe, le héros Sarintseff, l’homme de Dieu, le frère de Tolstoï, cause béatement le malheur de tout ce qui l’entoure ; il finit par être si odieux, que l’auteur n’a pu se résoudre à achever sa pièce : la plume lui est tombée des mains.

Oui, dans ce document accablant, l’artiste, poussé par son sens infaillible de la vie, a dû avouer la faillite de toutes ses idées. Mais cela n’ébranle pas encore sa foi dans sa Raison, c’est-à-dire dans les chimères et dans les lieux communs qui composent le « tolstoïsme. » Évidemment, ce qui lui coûtait le