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qui nie, bouscule, piétine tout et s’amuse à détruire pour le plaisir de détruire. Déjà dans sa vie de garçon, Tolstoï avait éprouvé à deux ou trois reprises des désordres semblables. Le mariage, la vie de famille, la joie des grandes créations, l’avaient fixé, calmé. Mais il n’était pas homme à vivre longtemps en paix. Il avait besoin d’émotions. Vagabonds, chemineaux, peuple errant qui parcourt, la besace au dos, les routes de la sainte Russie, en quête d’un hasard, d’un miracle, d’une étoile, il était comme vous enfant du rêve et du désir. Il était de ce sang sauvage des huttes et de la tente, sang nomade qui étouffe entre les quatre murs d’une maison ; et, ne pouvant s’en évader, il s’empressait de la démolir. Société, lois, mœurs, art, sciences, croyances, Églises, il s’attaque à tout à la fois avec une haine joyeuse ; rien ne résiste à sa critique. Il déclare la guerre aux idoles et entame le procès de la civilisation.

Je ne vais pas rappeler ici cette série d’enfantillages qu’on appelle les « idées » du comte Tolstoï, cette collection de factums, aujourd’hui illisibles, tous rédigés avec une fureur d’autodidacte et une ignorance de grand seigneur. Je doute qu’on attache à cette littérature plus d’importance que n’en mérite la marotte d’un dégoûté qui, pour changer de personnage, s’amuse à scier du bois ou à coudre ses bottes. Mais qu’on se figure l’effet de cette « conversion » dans un intérieur, sur une Allemande tendre et sage, sur une mère de famille, obligée de penser à l’avenir des siens et chargée d’avoir de la raison pour deux ! On ne songera pas sans pitié à une telle situation. Occupée des soins du ménage, durement éprouvée par une grave maladie (elle fut à deux doigts de mourir en 1876), absorbée par le lourd gouvernement d’une maison, par les grossesses successives, — elle a eu treize enfants, dont elle a élevé dix elle-même, — la comtesse Tolstoï ne pouvait plus, comme autrefois, se concentrer uniquement dans le service de son mari. Elle ne vit pas le gouffre qui peu à peu l’éloignait d’elle. Quand elle le voyait sombre, préoccupé, elle se disait : « Cela passera. » Elle observa des bizarreries, et haussa les épaules avec une tendresse indulgente. Quand elle s’aperçut du désastre, il était trop tard : elle avait perdu le cœur de son mari.


Rien n’était plus capable de satisfaire Léon et de lui mettre l’esprit en repos. Un génie noir, qui repoussait toutes les formes des religions,