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femme vieillissante l’est d’une jeune maîtresse. Tchertkov est pour elle le « mauvais génie » de son mari, et celui qu’elle rend responsable de tous ses maux. Mais la vérité est que la liaison de Tolstoï et du disciple élu ne date que de 1883, et la crise remontait déjà à plusieurs années. C’est en 1876, alors que l’écrivain composait Anna Karénine, que, brusquement, sans cause apparente, en pleine force, en pleine gloire, il fut saisi, d’une manière absolument inexplicable, par un soudain dégoût de la vie. Tout à coup, il se sentit incapable de bonheur. Peut-être des chagrins domestiques, la perte de trois enfants et de deux parentes chéries (la mort visita la maison cinq fois en moins de deux ans), donnèrent-ils à Tolstoï une impression de découragement. Ce fut la grande tentation du midi de l’existence, lorsque l’homme, parvenu au faîte, découvre l’horizon et comprend qu’il faudra mourir. C’était le grand Nitchevo russe, le mortel : A quoi bon ? l’ivresse désabusée de la vanité des choses, de l’effort inutile, de l’heure qui fuit, de la feuille qui tombe ; c’était ce doute universel qui s’élève comme une brume autour du voyageur, décolorant la vie et donnant à toutes les choses de la réalité une apparence de fantômes. C’était cette mélancolie de vivre pour mourir, cette angoisse secrète de la créature éphémère, environnée de choses fuyantes et comme elle éphémères, cette révolte contre l’illusion et la duperie de la nature, ce goût de la cendre mêlée à tout, ce vertige du néant qui monte comme un brouillard de l’Orient bouddhique, et qu’exprime la sublime légende de Barlaam et de Josaphat. C’était cette détente de l’énergie, cette volupté du désespoir, ce charme de l’abandon suprême, qui poussent les mystiques au cloître ou au suicide. Tolstoï, pendant des mois, vécut dans cette obsession. Il n’osait plus sortir dans les champs avec son fusil ; et chez lui, il cachait les cordes, pour ne pas se pendre à la solive de son cabinet de travail.

Je n’ai pas à décrire cet accès de neurasthénie, sur lequel Tolstoï lui-même nous a minutieusement renseignés dans sa Confession. Je ne décris pas davantage les phases de sa guérison, les étapes successives de sa recherche de la vérité. Dans tout cela Tchertkov n’est pour rien. C’est tout bonnement l’ennui russe, l’antique acedia, le cafard, la vieille malaria slave, l’espiègle, pernicieux démon qui parfois, chez ce peuple, souffle avec le vent du steppe et y joue de ses tours, l’esprit taquin, absurde