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nous donne-t-elle pourtant, sans y songer, dès les premières lignes de son livre, la clef de ce problème. Sophie Bers descendait d’un de ces officiers prussiens, appelés par la grande Catherine comme instructeurs de l’armée russe. Sa grand mère était une Wulfert, et avait été enterrée en 1855 au cimetière luthérien de Pétrograde. Sophie Bers était donc aux trois quarts Allemande, avec les mérites de l’Allemande, et ces vertus de tendresse et de moralité qui firent longtemps la gloire des filles de l’Allemagne. Seulement, pour son malheur, elle avait épousé le « grand écrivain de la terre russe, » l’âme la plus slave, c’est-à-dire la plus trouble et la plus inquiète, la nature la plus faible et la plus tourmentée, l’être le plus inconstant et le plus irritable, le plus femme en un mot, le plus pétri de contradictions qui ait jamais paru sur cette terre de tous les excès et de toutes les folies. Le drame était inévitable. Le conflit, d’abord inaperçu, allait se révéler de jour en jour plus aigu, à mesure que se réveillait dans l’âme de Tolstoï le vieux génie du bogatyr, le démon du steppe et de l’anarchie.

La Comtesse accuse de tout le mal ceux qu’elle appelle les « étrangers, » les intrus qui s’insinuèrent dans la confiance du maître et s’emparèrent de son cœur : et nous ne pouvons douter que sous ce mot un peu vague, elle désigne, sans le nommer, le disciple bien-aimé de Tolstoï, Vladimir Grigoritch Tchertkov. Ce n’est pas le lieu de s’expliquer sur ce personnage singulier, et sur l’ascendant despotique qu’il ne tarda pas à prendre sur la pensée du maître. Ancien officier de la Garde, mais élevé en Angleterre, il vivait en exil à Londres, où il se consacra à la diffusion des œuvres de Tolstoï. Il n’était pourtant pas sympathique aux autres « tolstoïens. » C’était un type de protestant, une espèce de puritain. Il disposait de Tolstoï avec une tyrannie que l’incroyable faiblesse du maître rendait, il est vrai, bien facile. C’est lui qui publia, malgré Tolstoï, le chapitre de Résurrection sur la messe, qui motiva la sentence d’excommunication. Il lui fallait sans cesse des actes, un éclat. On sait de quoi est capable le zèle d’un fanatique. Et l’on verra que l’intégrité, d’ailleurs inattaquable, de cet homme austère et vertueux, ne l’a pas empêché, dans l’affaire du testament, de jouer, au point de vue de la morale mondaine, un assez vilain rôle.

On conçoit que la comtesse Tolstoï ait souffert des empiétements de ce rival redoutable. Elle en était jalouse, comme une