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Il était juste cependant que l’accusée pût se faire entendre : c’est dans cette pensée d’équité que Semen Vengerov, le professeur de Pétrograde, invita la Comtesse à écrire ses souvenirs. La Comtesse ne manquait pas de talent littéraire. Elle avait publié des Contes et des Nouvelles, et surtout un petit recueil de poèmes en prose, intitulé les Grognements, maligne parodie de la jeune école décadente. On savait d’ailleurs qu’elle aussi avait tenu son Journal, et deux ou trois morceaux en avaient même paru dans diverses Revues au cours de l’année 1912. Les Souvenirs furent rédigés dans l’automne suivant et complétés ensuite au printemps de 1914. Ils étaient restés inédits.

Le texte est court, et il nous laisse évidemment déçus. Peu de détails, peu de faits nouveaux, partout un ton de contrainte et de dignité chagrine. Partout règne la froideur d’une sensibilité épuisée. Nous apprenons que Tolstoï écrivait avec peine, que l’enfantement, comme il disait, était laborieux ; il raturait beaucoup et télégraphiait pour corriger un mot : j’avoue que ce trait me touche, chez un homme qui affecte un si beau mépris pour le métier d’auteur. Mais, dans l’ensemble, rien de plus sec et de plus incolore que ce petit ouvrage de la comtesse Tolstoï. Même l’histoire de son mariage, événement capital de toute vie de femme (c’est l’histoire du mariage de Kitty dans Anna Karénine), et qui devait être la gloire de la comtesse Tolstoï, c’est à peine si nous en trouvons quelques mots dans ses Souvenirs. On s’attend à un riant tableau de ces années heureuses, au récit de cette longue idylle d’Iasnaia Poliana, pleine d’œuvres immortelles et de berceaux d’enfants, aux impressions charmantes du matin de la vie, alors qu’on ne parlait pas encore de tolstoïsme, et que la jeune femme était tout pour son Levotchka. Elle pouvait parler de cette époque avec orgueil : les disciples n’ont eu que ses restes. Mais elle ne se rappelle plus rien. Quoi de plus triste ? Si bien que, désormais, si nous voulons savoir combien elle fut charmante, il nous faut relire Bonheur conjugal, et les livres où Tolstoï lui-même a tracé la peinture de sa vie de jeune marié, dans l’histoire de Constantin Lévine et de Pierre Besoukhov, et dans ces merveilleuses figures de jeunes femmes, Natacha et Kitty : nous savons en effet ce qu’il y a mis de sa Sonia.

Comment le charme fut-il rompu ? C’est ce que la comtesse Tolstoï ne parvient pas à s’expliquer. Elle s’y perd. Peut-être