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On retrouvera plus loin Victor Cherbuliez et François Buloz pendant la guerre franco-allemande. Leur amitié devint pendant ces épreuves de plus en plus étroite. François Buloz aimait tant son rédacteur, qu’il désirait ardemment le voir s’installer à Paris, dans sa propre maison, et ne le quitter jamais.

En 1873, Victor Cherbuliez écrivit un charmant roman, peut-être le meilleur : Meta Holdenis. Il faut bien m’arrêter à celui-là Meta Holdenis produisit à la Revue une vive sensation, et le directeur lui-même éprouva pour Meta un singulier coup de foudre.

Dans un livre de nouvelles intitulé Sanguines, M. Pierre Loüys en a imaginé une qui est de toute beauté. La Fausse Esther est l’histoire d’une jeune Hollandaise étudiante en philosophie, contemporaine de Balzac, à qui une amie signale un jour la publication récente du roman la Torpille, Esther Gobseck. Or, notre brave étudiante s’appelle aussi Esther Gobseck. Son émotion est donc indescriptible. Pourquoi ce M. de Balzac se sert-il de son nom, si honorable, pour le donner à une fille perdue ? La vraie Esther, hors d’elle, se jugeant déshonorée par un tel affront, s’affole, part pour la France, force la porte de Balzac qui travaille aux Jardies à l’abri de ses créanciers et (ceci est magnifique) en est fort mal reçue.

— Qui vous autorise. Mademoiselle, s’écrie Balzac furieux, à prendre le nom d’Esther Gobseck ?

— Monsieur, répond la jeune Hollandaise d’une voix inintelligible, je suis Esther Gobseck.

Balzac considère la pauvre fille qui est laide et chétive, et se met à rire d’un large rire, puis résolument : « Alors, vous allez me donner tout de suite un renseignement, dont j’ai besoin : de quoi se composait le mobilier de votre chambre à coucher, lorsque vous êtes entrée à l’Opéra comme petite danseuse ?

— Petite danseuse ! Mais, monsieur, je n’ai jamais été petite danseuse, je suis philosophe Fichtiste.

Balzac, d’un geste olympien, balaie ce vain murmure, assure a Esther Gobseck qu’elle est la Torpille, une prostituée, lui rappelle qu’elle vit avec Nucingen, et qu’elle s’empoisonnera le 13 mai suivant, « à l’aide d’un toxique javanais. »

La pauvre Esther, tremblante de peur et de honte, sort suggestionnée. Pour obéir à son bourreau, ne tente-t-elle pas de