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la seconde lecture m’a fait plus de plaisir que la première. Mais y a-t-il beaucoup de gens qui lisent deux fois ? » Tout cela, — pour le directeur de la Revue, — signifie que l’article lui semblait peu attrayant. « Il faut donc tâcher d’être plus accessible dans vos prochaines études critiques, et le roman doit vous conduire aisément à ce type varié, agréable et concentré qui vous appartient dans le récit romanesque… » Cherbuliez réplique : « Comme vous le dites très bien, le roman aide à faire de bonne critique, mais de son côté, la critique donne à l’imagination le temps de se rafraîchir et de couver ses œufs. Je crois que les assolements sont aussi bons pour le cerveau que pour la terre…, » et il propose d’autres sujets : Le roman réaliste, par exemple, ou une étude sur Aristophane ou la comédie politique chez les Grecs. Mais… « bien entendu, je ne perds pas de vue mon roman[1]. »

Ce roman-ci, c’est l’Aventure de Ladislas Bolski. J’ai toujours entendu dire autour de moi que cette histoire fut racontée à Cherbuliez par un ami de mon père, rédacteur à la Revue, Polonais à tous crins, d’ailleurs homme de grand talent : Julien Klaczko. La légende veut que Klaczko se fût enfermé un jour et une nuit avec Victor Cherbuliez pour lui raconter cette histoire, véritable épopée, et épopée variable comme les annales de la Pologne en renferment de nombreuses, de romanesques et de passionnantes. Je ne sais si Klaczko fournit ou non le thème tout entier de Ladislas Bolski à Cherbuliez. J’ai sous les yeux une lettre de Cherbuliez à Édouard Pailleron qui détruit un peu cette légende :

« Je tiens en effet à peu près mon sujet de roman, mais entre nous, il flotte encore légèrement entre le dieu et la cuvette. Klaczko m’avait engagé à faire un Didier Polonais, et il m’avait promis de m’en montrer un, si je vais le voir à Paris, à quoi je ne manquerai pas. En attendant, j’ai fait mon Polonais : il commet une lâcheté pour une femme, trahit ses amis, son pays et son idée ; après le dégrisement, il veut réparer, se laisse reprendre, se déprend de nouveau, essaie résolument de devenir un héros, et meurt à mi-chemin. Ce Polonais finira mal. Voilà mon dieu-cuvette, dont je n’ai parlé et ne parlerai qu’a vous. Gratter cuit, parler nuit[2]. »

  1. Inédite.
  2. 6 décembre 1868 (inédite).