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Buloz appelle Victor à délibérer avec lui sur les remaniements à faire au Fédor. »

Mais Victor Cherbuliez renonça cette semaine-là à l’entrevue projetée avec le directeur de la Revue : il lui eût fallu aller à Paris, interrompre les conférences qu’il faisait alors à Neuchâtel sur le Roman Français[1]. À propos de ce cours, je rapporterai ici un mot d’Amiel qui y assista, en revint enchanté et dit : « Si c’est une lecture, c’est exquis ; si c’est un récit, c’est admirable ; si c’est une improvisation, c’est étourdissant. » À la vérité, l’érudition du jeune romancier était si variée que, comme l’a remarqué son successeur à l’Académie, M. Faguet, « il avait sans cesse à l’esprit la façon de raisonner et de déraisonner de tous les peuples, » car Valbert existait déjà en 1861, à côté du romancier qui écrivit le Comte Kostia.

La forme romanesque que choisit alors Victor Cherbuliez, étonna quelque peu ceux qui connaissaient la direction philosophique de ses idées : Taine, Schérer, je le sais, lui reprochèrent longtemps de ne pas avoir « écrit le livre pour lequel il était fait, » et Ernest Renan, à l’Académie, lui avoua plus tard sa déception avec une délicieuse bonhomie en lui révélant l’opinion qu’il professait pour ce genre soi-disant « inférieur, » le roman. — « Une longue fiction en prose me paraissait une faute littéraire. L’antiquité n’a composé de romans qu’à son âge de décadence, et en général, n’en a composé que de courts… Pour moi, devant ces attrayants volumes qui offrent le tableau, souvent vrai, des mœurs contemporaines, je suis partagé entre deux sentiments, l’ardent désir de les lire et le regret qu’on n’ait pas pratiqué, en les imprimant, l’ancien système des manchettes, qui permettait de ne parcourir que les marges. La vulgarité et la prolixité sont le danger d’un genre où le lecteur ne cherche guère qu’une distraction et un amusement… »

Mais Victor Cherbuliez « sut éviter ces défauts. La nature slave vous frappe tout d’abord, continue Ernest Renan, avec quelque chose de neuf et de jeune… Avec Tourgueneff vous aimez vous perdre dans cet « abîme d’imprévu »[2]. Je ne sais plus qui a remarqué aussi que Cherbuliez goûta les « caractères

  1. Ce cours fut publié après la mort de Cherbuliez, de janvier à octobre 1910 dans la Revue et en volume en 1911 sous ce titre : L’idéal romanesque en France de 1610 à 1816. Hachette et Cie.
  2. Ernest Renan, Discours pour la réception académique de Victor Cherbuliez.