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professeur d’histoire et de philosophie grecques, il se lia d’amitié avec le fils du professeur, qui devint plus tard secrétaire de la reine de Prusse. La maison était agréable ; M. Brandis recevait beaucoup. Victor Cherbuliez rencontra là M. de Bethmann-Hollweg et alla même lui rendre visite dans son château des bords du Rhin. L’aspect étrange de cette demeure frappa et enchanta notre étudiant ; il y retrouva le romantisme endormi. « Des montagnes, des rochers à pic, des tourelles qui surplombent un précipice, des grands bois sombres, d’âpres sentiers, des ruisseaux qui tombent en cascades… » Il se souvint de tout, et treize ans plus tard il logea dans le Geierfels sauvage, un vieux bonhomme plus étrange encore, le Comte Kostia.

Après un stage à l’Université de Berlin où il fut immatriculé, Victor Cherbuliez revint à Genève ; son père le rappelait ; et le futur romancier commença par donner des leçons particulières, que les siens, assez difficilement, surent lui procurer.

J’aime fort la modestie de ces débuts et l’ardeur de ce débutant. Avant lui H. Taine connut les mêmes étapes, et écrivait en 1852 à Prévost-Paradol : « C’est une bonne chose pour apprendre que d’enseigner. Le seul moyen d’inventer, c’est de vivre sans cesse dans sa science spéciale. Si j’ai pris le métier de professeur, c’est parce que j’ai cru que c’était la plus sûre voie pour devenir savant…, je ne vois d’autre moyen pour sortir de la boue, qu’un bon livre auquel on a travaillé pendant dix ans[1]. » Et à sa mère, qui peut-être se décourageait, Taine écrivait aussi : « J’amasse pour l’avenir, il ne faut pas penser à ce que je suis, mais à ce que je puis être. C’est dans l’avenir que je vis, le présent n’est rien[2]. »

Ernest Renan nous a révélé les préoccupations du jeune Victor Cherbuliez au sortir des Universités allemandes : « C’était le puissant effort intellectuel de Hegel, bien que les élèves fissent déjà tort au maître. Les Hégéliens dont vous suiviez les leçons, vous choquèrent par l’abus de ces formules toutes faites, qui furent le tombeau d’une école créée par le génie, émaciée par la médiocrité. Vous rêviez d’une grande publication hégélienne… »

Victor Cherbuliez, à l’époque où l’Ecole de Hegel le retient, doit être un jeune homme instruit et sage, travailleur sans

  1. H. Taine, sa vie et sa correspondance, Hachette, t. I, p. 206.
  2. Ibid., p. 182.