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secret d’être heureux en ce monde et dans l’autre. » L’aphorisme ne plaisait guère au futur Valbert, qui apprit l’allemand pour lire Kant dans sa langue, s’étant toujours « senti du goût pour les questions inutiles ou dangereuses. »

Ernest Renan, qui reçut Victor Cherbuliez à l’Académie française, et le salua d’un discours inoubliable, parlant de la jeunesse du récipiendaire, a dit : « Votre éducation supérieure dura plus de douze ans. Cette période où le talent se forme, et où l’essentiel est de pouvoir attendre en toute liberté l’heure de la maturité, se continua pour vous jusqu’à trente ans. » Après avoir passé trois ans à la Faculté des sciences, stage exigé par son père qui désirait que le futur homme de lettres fût un bon mathématicien, et qu’il étudiât même le calcul infinitésimal, le jeune Cherbuliez s’en fut à Paris, où il suivit au Collège de France les cours de philologie d’Eugène Burnouf, ceux d’Ampère sur l’histoire de la littérature française au moyen âge, de Michelet sur l’histoire moderne, de Jules Simon sur la République de Platon. Ici l’élève s’aperçut que le professeur parlait de tout pendant sa leçon, sauf de Platon. Il fit le même reproche plus tard à Schelling, lorsqu’il vint en Allemagne le visiter. Le vieil homme négligea de lui dire un mot de philosophie. — « Oh ! l’habile homme ! » dira Ernest Renan.

Dans sa vie austère d’étudiant, le jeune Cherbuliez eut deux divertissements capitaux : le musée du Louvre et le théâtre. Il partageait ces plaisirs avec un jeune Corfiote nommé Rivelli auquel il s’attacha alors, et qu’il dut rencontrer, je pense, dans les Facultés qu’ils fréquentaient tous deux. Ce jeune Rivelli, « âme exquise et tourmentée, » devint l’Arsène Dolfin du Roman d’une honnête femme ; Cherbuliez voulut y retracer les traits de son ami : il fit revivre Arsène, « insensible aux plaisirs du monde. » — « Tout ce qu’il voyait le blessait et nourrissait l’inquiétude de son esprit ; il se sentait, disait-il, en exil, et soupirait après sa patrie, mais cette patrie n’était pas le rocher d’Ithaque… » Et en vérité, cet Arsène est indomptable et délicieux, comme le sont quelquefois les fous, quand ils s’en mêlent : « Je suis sauvage, insociable, avoue-t-il ; je n’ai ni le sentiment, ni la peur du ridicule… Je ne sais pas vivre, je ne suis pas maître de mes impressions… » Tel fut Rivelli, l’ami du jeune Victor Cherbuliez.

À Bonn, où l’étudiant passa quelques mois chez M. Brandis,