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les matières de ces leçons à celles que nos enfants écoutent aujourd’hui en Sorbonne. Voici une note de Victor Cherbuliez sur le régent de la première classe : « À quelque sujet qu’il s’attaquât, il en voyait tous les tenants et aboutissants ; son infatigable curiosité examinait et approfondissait tout, il faisait le tour de son sujet. Il aurait voulu, dans son travail sur Boèce par exemple, présenter un tableau intellectuel du Ve siècle, de même que plus tard, en s’occupant d’Aristide de Smyrne, il projetait de faire une étude complète sur l’état de la société et des esprits au IIe siècle. Il avait rassemblé pour cette double étude des matériaux considérables… » Mais le temps lui manqua à l’heure de sa jeunesse, plus tard ce fut l’entrain indispensable à de pareilles entreprises.

La piété de son fils nous a conservé quelques-unes de ses pensées ; elles sont d’un sage. Il avait composé l’épitaphe de sa tombe : Il aima pour comprendre, il comprit pour aimer. Voici deux autres de ses « réflexions : » « Nous devrions nous juger nous-mêmes comme si nous étions libres, et juger les autres comme s’ils ne l’étaient pas. » La seconde concerne les femmes. Elles la trouveront sévère : « Il n’y a guère de grandes routes dans les domaines féminins, cœur ou esprit, n’importe. Il n’y a que des sentiers avec leurs erreurs et leurs arrêts, sentiers qui traversent de charmants sites, et parfois aussi des landes où croissent l’épine et la ronce. »

Victor Cherbuliez naquit en 1829 à Genève, comme son père. On m’a rapporté que sa mère « avait beaucoup de grâce dans l’esprit ; » d’ailleurs un ami de sa famille nota que Cherbuliez avait « appris de son père les choses qui s’apprennent, et de sa mère celles qui ne s’apprennent pas. » Au « gymnase » de Genève où le romancier fit ses premières études, Töpffer devint son professeur de belles-lettres ; il eut aussi un autre maître, ce fut Voltaire, qu’il découvrit à cette époque et dont il s’enivra. Son esprit curieux se plut à l’étude de la philosophie, quoique le premier maître qui la lui révéla, ne l’encourageât guère à s’y arrêter. Cet homme étrange, disciple de l’École écossaise, estimant qu’il n’existait en métaphysique que des questions inutiles ou dangereuses, s’appliquait consciencieusement à dégoûter ses élèves des unes et des autres. « Ce professeur, disait Victor Cherbuliez, enseignait que la timidité ou l’abstinence de l’esprit est la première des vertus, le