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permet une si claire vision des choses, et préserve des entraînements rapides. « Nos entraînements sont nos plus grands ennemis, » affirmait Victor Cherbuliez ; il professait aussi que « l’homme est né pour l’ordre : quand il l’oublie, l’ordre se venge ; » paroles qui ravissaient d’aise François Buloz, charmé d’un si solide bon sens.

Toutefois, l’on serait bien loin de compte, si l’on prenait après cela Victor Cherbuliez tout uniment pour un rationaliste. Ses origines firent de lui un « artiste à la fois cultivé et inventif. » Ce dialecticien rigoureux fut encore un idéologue et, par-dessus le tout, un charmant humoriste.

Une de ses convictions les plus chères fut la solidarité qui existe entre les hommes et leur passé héréditaire. Pénétré de cette idée « que nous sommes faits de ce que nos pères ont pensé, ont senti, ont aimé, ont haï, ont espéré et ont souffert, » il disait encore que le « conscient des pères, c’est l’inconscient des fils, et c’est par l’inconscient que nous sommes sourdement conduits. » Victor Cherbuliez dut à son père une prodigieuse culture intellectuelle ; le père voulut que son fils « fût une œuvre de choix, de dilection et de perfection[1]. » Il forma et orna donc avec ferveur le jeune esprit de ce fils, qui prononçait plus tard, parlant de son père, ces mots touchants : Quand je pense à tout ce que je lui dois, je me sens insolvable ! Hélas ! qui n’est insolvable envers de si tendres guides ? La conscience de leur dette ne vient aux enfants que lorsqu’ils sont devenus des hommes, et en admettant qu’une semblable dette pût s’acquitter jamais, les créanciers ont disparu, quand vient pour eux l’heure d’en recevoir le prix.

La famille de l’écrivain fut tout entière, peu ou prou, consacrée aux lettres. Le grand-père Abraham, dont j’ai déjà parlé, bon lettré, fut libraire, ainsi que Joël Cherbuliez, oncle de Victor, qui édita l’œuvre de Töpffer ; enfin son père André Cherbuliez se voua à l’enseignement, et devint professeur de littérature grecque et latine à l’Académie de Genève. Ce dernier connut parfaitement l’hébreu, en outre, toutes les langues vivantes et toutes les littératures européennes.

J’ai sous les yeux le programme de ses cours : ils témoignent d’une érudition fort étendue. Certes, il ne faudrait pas comparer

  1. E. Faguet, Discours de réception à l’Académie française.