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d’Abraham Cherbuliez, cette famille est alliée aux Cornuaud ; l’un d’eux fut chef du parti des Natifs ; ami de Voltaire, ce Cornuaud a laissé des Mémoires intéressants qui parurent à Genève il y a quelques années, je crois. Enfin Bourrit, un bisaïeul maternel du romancier, est l’explorateur qui, le premier avec de Saussure, parcourut la vallée de Chamonix, et conquit le Mont-Blanc. Par toutes ces attaches, Victor Cherbuliez est Genevois ; pourtant, il représente parfaitement cette race de Français émigrés que la terre de Jean-Jacques adopta, et qui sut joindre à ses belles vertus natales, celles de sa seconde patrie. On retrouve facilement dans son œuvre l’origine latine de Victor Cherbuliez ; certaines de ses qualités appartiennent bien à notre race : on les reconnaît au passage à l’allure rapide du récit, à une ironie légère, et surtout à cet art de conter qu’il semble tenir directement de nos meilleurs auteurs du XVIIIe siècle. Ah ! celui-là ne s’attarde pas, rien n’encombre sa ligne romanesque ; d’ailleurs il prétend couper implacablement tous les « gourmands » de son jardin.

J’imagine que François Buloz dut être bien enchanté de mettre la main sur ce romancier-là. En voilà donc un, qui écrira des romans romanesques pour son public, des romans sans plus. « Madame Sand » vieillit, Murger a fui comme dans un rêve, Gérard, hélas ! a disparu tragiquement, Mérimée n’écrit plus qu’avec peine, About se disperse. Restent Paul de Molènes, Émile Souvestre, ancienne équipe, et dans la nouvelle. Octave Feuillet, excellent collaborateur fécond et fidèle, puis encore tout récemment, Tourgueneff, découverte dont François Buloz se montre fier et jaloux. Mais le directeur trouve toujours le nombre de ses romanciers insuffisant.

Il s’entendit tout de suite avec Victor Cherbuliez, et leur entente fut non seulement littéraire (Cherbuliez sollicitait les conseils de son directeur, et, chose surprenante, les suivait) mais amicale, elle demeura inaltérable ; il n’y eut entre eux ni rancune, ni discussion. J’ai toujours pensé qu’une des causes de leur entente, provint d’une affinité de race. Tous deux fils de la même montagne, l’un Genevois, l’autre enfant du Salève français, ils eurent bien des vertus communes quoique Cherbuliez fût jeune, et que son directeur, alors, fût un vieil homme. Tous deux travailleurs acharnés, ils furent doués de la même volonté patiente, d’un jugement sûr, et de cette pondération qui