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même de la victoire. Les négociations de Paris et le Traité de Versailles ont apporté (je ne discute pas, j’enregistre) une immense désillusion aux interventistes les plus décidés. Même les avantages certains qu’on avait obtenus ont paru n’avoir aucun prix : importait seulement ce qu’on n’avait pas. Dans les bonnes troupes qui avaient jusque-là monté la garde, le découragement et le désordre se sont mis.

Alors se sont déchaînés les appétits trop longtemps contenus et les rancunes trop longtemps bridées ; et ce fut la menace bolchéviste. Je vois encore le professeur A... , âme exquise, que tous les événements de la politique font vibrer et souffrir, et qui ne distingue pas sa vie propre de celle de son pays, en train de m’expliquer la gravité de cette menace. Il se promène dans son studio, aux rayons tout chargés de livres ; il s’arrête pour saisir sur ma physionomie l’effet de ses paroles, en me regardant par dessus son lorgnon : « L’Europe ne s’est pas doutée, ne se doute pas encore peut-être, du danger que nous avons couru. Tu lisais dans les journaux que les ouvriers s’étaient emparés d’une usine, les paysans d’une terre : cela te paraissait curieux. Savais-tu que sur huit mille communes, deux mille, dont des villes comme Milan, étaient tombées aux mains des révolutionnaires ? Dis, savais-tu que dans le quart de notre pays, on avait arboré le drapeau rouge ? Savais-tu qu’à l’anarchie envahissante, nous n’avions à opposer que des forces ridicules et désemparées — rien, en somme ? Déjà des hommes d’Etat semblaient attendre l’avènement de la république des Soviets, et se préparaient à prendre le pouvoir sur les ruines de l’Italie. Ils ont accordé l’amnistie aux déserteurs, — l’amnistie aux déserteurs, tu comprends ce que cela veut dire. Les combattants, les mutilés, les mères en deuil, les orphelins, les veuves, ont vu revenir triomphants, la provocation à la bouche, ceux qui avaient fui, les lâches et les traîtres. Aucun pays au monde n’a fait cela ; nous en rougissons et nous en saignons encore. Ces gens sont en liberté, nos égaux ; ils ont failli devenir nos maîtres. Cette période affreuse a duré plus d’un an, jusqu’à la fin de 1920. Tu sais si j’ai confiance dans les destinées de mon pays : eh bien ! j’ai cru alors, je l’avoue, que le sort de la Russie allait nous être réservé... »

Mais non ; sa sensibilité exagère. La Russie a eu beau envoyer en Italie des émissaires, des délégués, des représentants officiels