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à voir ces gens accourus pour la commémoration du grand poète. Un tel empressement doit réjouir tous ceux qui s’intéressent à la vie de l’esprit dans le monde, puisqu’il représente une victoire remportée sur les puissances de légèreté et d’oubli. Ce grand concours de peuple fait honneur à l’Italie et à Florence.

Tous drapeaux déployés, y compris celui de Trieste, qui semble flotter joyeusement dans l’air, toutes fanfares sonnant, un long cortège s’en va de la place de la Seigneurie à l’église de Santa-Croce, où l’on déposera une couronne de laurier sur le cénotaphe de Dante. Les rues sont enguirlandées ; sur les balcons règnent ces tapisseries dont l’effet décoratif est particulier à l’Italie, et d’ailleurs si puissant. La place de Santa-Croce, toute oriflammes, pavillons, bannières, écussons, fleurs et feuillages, est comme un grand jardin de gloire.

En France, les fêtes officielles sont guindées, ennuyeuses. Le sourire n’est pas au programme. Les autorités se plaisent à traduire leur éminente dignité par un air distant. Ici, tout se passe avec bonhomie, avec familiarité. Aucune morgue. Aucune contrainte, pas même dans les toilettes, chacun restant libre de s’habiller comme il lui plaît. Quelques-uns ont sorti des armoires des chapeaux hauts de forme, spectacle inusité ; mais les chapeaux de feutre, les chapeaux mous, les chapeaux de paille, voisinent avec eux sans jalousie. Les redingotes ne s’offusquent pas des vestons : je vois même dans les représentations officielles quelques costumes de toile : il fait si chaud ! On plaint les officiers en uniforme de gala et les carabiniers qui peinent sous leur immense chapeau à cornes, gainés dans leur tunique à longs pans. On s’en va, sans faire tant de façons, dans une liberté qui n’est cependant pas tout à fait du désordre. Les avant-gardes et les arrière-gardes des délégations se confondent, mais le gros tient bon. L’attitude est digne sans être compassée. Deux Allemands en culottes courtes, Bœdecker à la main, se faufilent au milieu des autorités pour pénétrer les premiers dans Santa-Croce, bonne aubaine ; on ne songe seulement pas à les écarter. L’ennemi, c’est la contrainte ; la liberté individuelle demeure le bien suprême. La guerre n’a rien changé à cette facilité, à cette amabilité de mœurs ; la vie est assez dure déjà pour qu’on ne la charge pas d’obligations superflues et de contraintes ridicules.