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Aujourd’hui, la vie s’y éteint. Doux fabriques de poteries, où l’on cuit des vases en terre rouge, lancent vers le ciel un maigre panache de fumée ; quelques femmes aux jambes nues vont de la porte des fabriques au bord du fleuve ; elles déchargent leurs grandes hottes dans un bac qui s’emplit de ces vases fragiles. Pas d’autre signe d’activité. Les maisons sont délabrées ; la mousse a envahi les seuils après la rue ; le crépi est tombé, laissant aux murs des plaies ; les couleurs sont ternies, les fers rouilles, les bois vermoulus. Des enfants maladifs jouent tristement devant une porte. Une vieille édentée regarde sournoisement l’étranger qui passe. Un chien grogne.

On se reporte par l’imagination au temps des luttes épiques, quand il était bon d’avoir, pour éviter toute surprise et déjouer toute ruse, un château fort sur une cime. Les seigneurs de Capraia bravaient le pouvoir de Florence ; et Florence bâtissait, en face de Capraia, Monte Lupo : le loup pour manger la chèvre. Après les batailles, heureuses ou malheureuses, afin de ramener son butin ou de panser ses plaies, on remontait là-haut ; on fermait les portes de fer, on mettait des veilleurs aux créneaux. L’histoire de la Toscane, du Moyen Age qui finit à la Renaissance qui commence, est celle d’un long combat, ville contre ville, parti contre parti, famille contre famille. Le sang ne cessait pas de couler. Jamais on n’avait tenu la vie humaine en si peu de compte ; et jamais elle n’avait été plus précieuse, puisqu’elle devenait sa fin à elle-même, qu’on l’emplissait de toutes les jouissances, qu’on l’ornait de tous les prestiges de l’art.

De ce passé sanglant il ne reste guère de traces : toutes ont-elles disparu ? L’esprit qui animait les Guelfes contre les Gibelins, les Blancs contre les Noirs, ne semble-t-il pas revivre chez quelques-uns de leurs descendants ? Ce mépris de la vie dont témoignent aujourd’hui les luttes politiques, au moment précis où la leçon de la guerre a rappelé la valeur infinie de chaque existence humaine, ne se rattache-t-il pas à des traditions séculaires ? Est-ce la première fois que les citoyens, voyant le défaut des institutions, se font justice eux-mêmes, et prétendent tirer de la violence un nouveau droit ? Est-ce la première fois qu’un parti se substitue à l’Etat ? Un jour d’émeute, une troupe en furie jette dans l’Arno un des membres de la troupe adverse qu’elle a surpris ; un autre, blessé, s’accroche au rebord