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Peut-être la présence de trois jeunes filles n’était-elle pas étrangère à cette gaîté. À force de traverser les vignes, elles eurent envie de raisin. On leur répondit qu’il était impossible d’en cueillir, parce que les paysans veillaient, la vendange étant proche. Deux hommes descendirent pour prendre un raccourci. Au détour, on les vit reparaître, les mains pleines de grappes blanches et noires, grains serrés, peau ambrée, pulpe juteuse. Les jeunes filles poussèrent de petits cris ; on offrit du raisin au voyageur étranger ; comment aurait-il pu refuser de prendre part à ce festin ?

Ainsi nous allions, lentement, sagement, grimpant les pentes, suivant les lacets de la longue route, à travers les vignes en festons. Nous dépassions les attelages des grands bœufs blancs qui gravissaient les côtes, plus pesamment que nous. À un point donné, nous avons dû descendre, afin de soulager les chevaux qui n’en pouvaient plus ; personne ne s’est fait prier ; les jeunes gens ont aidé les jeunes filles. Nous avions oublié l’heure, qui dut prendre la peine de se rappeler à nous. Car à la fin les vagues sinueuses des collines prirent une teinte bleuâtre, s’assombrirent, s’estompèrent peu à peu dans le noir. Les étoiles s’allumèrent. Les voix, dans le soir tombant, prirent un timbre étrange. Et quand nous arrivâmes dans la longue rue étroite de San Gimignano, où les pieds des chevaux résonnaient sur les dalles, c’était la nuit.

Comme on m’accueillit ! avec quelle joie ! Comme on voulut porter mes valises dans ma chambre, sans me permettre de les toucher seulement ! Vite, on s’assit autour de la table de famille, sous la lampe ; toute la maisonnée, l’aïeule toujours coiffée d’un mouchoir serré sur sa tête ; les fils et les filles ; et le maître du logis.

Il s’était passé des choses bien étranges à San Gimignano, depuis que je n’y étais venu. La municipalité était tombée aux mains des communistes, des léninistes. Des troupes de paysans parcouraient les routes, entraient dans les fermes et s’emparaient des terres. Ils voulaient prendre les champs ; mais le propriétaire continuerait à fournir, bien entendu, les semences, les bestiaux et les charrues ; pour les impôts, personne ne les payerait, puisqu’il n’y en aurait plus. Les fascistes sont arrivés, un beau matin, en camion. Ils n’étaient pas plus d’une vingtaine ; mais les autres ont pris peur et se sont tenus cois ; c’est