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abord est rude ; vous avez l’air d’un assiégeant qui pénètre par force dans une maison hostile ; on vous dévisage sans sympathie, comme il est naturel pour un intrus. Mais vous trouvez bientôt une petite place ; quelqu’un d’obligeant resserre ses bagages pour vous permettre d’insinuer votre valise dans le filet : dès lors la glace est rompue, vous faites partie de la petite société qui a fait un pacte d’alliance jusqu’à Sienne ou jusqu’à Empoli ; vous êtes citoyen de cette cité provisoire. On parle, on bavarde, on rétablit en quelques phrases l’équilibre de l’Europe et la paix du monde, c’est un délice.

Dans notre compartiment pénètre un voyageur qui parle un peu avant que d’être assis. Il ne nous dissimule pas qu’il a conquis, par ses mérites, une grosse place dans un ministère, à Rome. Il est arrivé jeune, il déteste les vieillards. N’a-t-il pas raison ? Cette demande s’adresse à son voisin de face, colonel en retraite, un peu défraîchi, qui se croit forcé misérablement d’approuver. Il déteste aussi les Français, il est enragé contre eux : cette fois, c’est à moi qu’il demande une approbation. Il raconte vingt histoires, occupe tout le wagon de sa personne, prend le livre que je lis, et découpe les pages avec sa carte de visite. Il emprunte un journal qu’il rend avec dédain, ce journal est absurde. Il consulte les indicateurs, trace des itinéraires pour un jeune homme timide, lui enjoint de descendre à tel hôtel et de ne rien acheter dans tel magasin. Des dames entrent ; elles mangent des chocolats, ces chocolats doivent être bien bons, il en acceptera un, pour leur faire plaisir. « Je parie qu’ils coûtent trois francs l’hecto ? — Six francs, monsieur. » Il donne un billet de recommandation pour le ministre à un voyageur qu’il rencontre pour la première fois. Car il connaît le ministre de la Guerre, et tous les ministres en général, et le président du Conseil, et même le Roi. Il coupe brusquement la parole aux autres, et impose son avis. Il ne tolère pas la moindre contradiction ; car il sait bien, lui... Un souffle de révolte passe sur la petite communauté. « C’est un prepotente, me dit à l’oreille le vieux colonel ; il y en a beaucoup aujourd’hui. »


San Gimignano, 9 septembre.

Ma fenêtre découpe le paysage, et me le présente comme un tableau tout encadré.

Au premier plan, c’est la route blanche, où courent les voitures