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pour les gens d’un autre âge, que je me sens tout humilié. Ils laissent entendre à tout moment, même sans le vouloir, que nous avons fort mal employé notre vie, et qu’il était pourtant fort simple de l’employer mieux. Comme celui-ci m’a vu apparaître dans son horizon dès l’âge où il commençait à marcher, il veut bien me témoigner une indulgence spéciale, et nous causons. Il est fasciste, naturellement ; la grande majorité des étudiants en droit, ses amis, sont fascistes ; il est descendu à Florence pour une manifestation du groupe, celle justement que j’ai vue hier. Son père n’est pas fasciste, il a grand tort. Comment ? Je ne sais pas au juste ce que sont les fascistes ? C’est pourtant bien connu, et bien simple. Après la guerre, il a semblé que l’Italie allât droit au bolchévisme. Alors on s’est organisé, on s’est armé, on a bientôt constitué une force, capable de s’opposer aux tentatives d’anarchie, et de rétablir l’ordre partout où il était menacé. Si on apprend que dans une commune voisine, la municipalité a renié la patrie, hissé le drapeau rouge, proclamé la révolution, et que quelques carabiniers ont été tués pour commencer, il s’agit de réagir vigoureusement : on monte en camion, on gagne la commune en danger, on fait rentrer les chefs dans le bon sens par quelques arguments bien appuyés, on se bat au besoin, à coups de trique, à coups de revolver, et on ne quitte la place que victorieux. Ce système expéditif, appliqué dans un grand nombre de cas, a tout simplement sauvé la nation. Les gens qui l’ont trouvé et qui le maintiennent en vigueur, ce sont les fascistes. Ils jurent par deux divinités : d’Annunzio, qui est l’inspirateur idéal du mouvement, et Mussolini, leur chef.

C’est ainsi qu’il m’instruit, et nous bavardons de bon accord, jusqu’au moment où j’éprouve le besoin de lui vanter ma visite à San Marco. Le voilà qui fait le dédaigneux. San Marco, une admirable chose, en vérité ; il y est entré lui-même, un jour qu’il n’avait rien de mieux à faire. Mais c’est un peu passé de mode. Il ne sait pourquoi les étrangers, quand ils se donnent la peine de venir en Italie, se précipitent sur les musées, les peintures, les sculptures et autres vieilleries, tandis qu’ils ne daignent même pas donner un coup d’œil à la vie moderne. Il serait temps d’en finir avec ce préjugé, que l’Italie est seulement le pays du beau, comme si on voulait ignorer la grandeur du présent en se rabattant toujours sur le passé...