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livre : « Les habitants des villes et des campagnes, les soldats et les laboureurs savent presque tous la musique ; il m’est arrivé d’entrer dans de pauvres maisons noircies par la fumée du tabac, et d’entendre tout à coup le maître du logis improviser sur le clavecin. Les peuples naturellement musiciens reçoivent par l’harmonie des sensations et des idées que leur situation rétrécie et leurs occupations vulgaires ne leur permettent pas de se procurer autrement. » Ce qui l’avait un peu dégoûtée l’attendrit. Pendant son voyage, elle se moquait de ces Allemands qui, au théâtre, attendent la fin d’un acte pour applaudir « comme on solde un compte » et qui « font crédit à leur enthousiasme. » Le livre : « Rien ne dérange l’imperturbable sérieux des Allemands ; c’est toujours dans son ensemble qu’ils jugent une pièce de théâtre et ils attendent, pour la blâmer comme pour l’applaudir, qu’elle soit finie, » Ce qui était stupidité assez drôle devient un signe d’honnête conscience.

Qu’est-il arrivé, entre le moment où Mme de Staël voyait l’Allemagne et le moment oh elle a écrit son livre ? Elle a été chapitrée par de zélés apôtres du germanisme ; et, si intelligente qu’elle fût, si loyale aussi, comme elle était sensible à toutes les idées, elle a subi l’ascendant d’une nouvelle idéologie.

Pendant tout le dernier siècle, la propagande allemande s’est exercée en France avec une audace et une habileté, avec une aisance extraordinaire. Elle a fait ce qu’elle a voulu ; elle a réussi. L’admiration de l’Allemagne devint chez nous, par quelques maîtres éminents de la pensée française, un culte de latrie. L’admiration de l’Allemagne devint l’amour de l’Allemagne. Les avertissements n’ont rien empêché. Heine, dénonçant les torts et les menaces de la Germanie menteuse, Quinet lui adresse la supplication que voici : « O Heine, si vous aimez quelque chose, je vous demande à cause de moi merci pour ce qui vous reste encore de fleurs à sécher et de sources à tarir !... » Peu d’années après qu’il eut écrit cette jolie phrase et imprudente, Quinet lui-même s’aperçoit du danger qu’il a méconnu, il annonce qu’« un homme va sortir de la Prusse » et que nous sommes en péril de ce côté. Michelet lui écrit : « Votre brochure est violente et terrible ; elle m’a ôté le rire pour dix ans ! » Michelet demeura incrédule ; en 1855, à propos d’Utrich de Hutten, il sourit bonnement de « nos amusants teutomanes : race innocente de bons et véritables patriotes ! ils ne savent pas combien nous sympathisons avec eux, combien nous leur savons gré de ce grand cœur pour leur pays. » Telle fut alors notre confiance que l’Allemagne eut beau jeu : nous