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années... Cette révolution n’est pas la moins étrange de celles qu’on voit arriver. Si l’on avait parlé à Paris, il y a douze ans, d’un poète allemand, on aurait paru bien ridicule. Ce temps est bien changé. » Et, en 1768, Dorat, le gentil, le futile Dorat, dans son Idée de la poésie allemande, dessine le portrait de maintes jolies dames qui se donnent beaucoup de mal pour réussir à prononcer les noms difficiles des Schlegel, des Karsch, des Cronegk, des Klopstock, Il s’écrie : « O Germanie ! nos beaux jours sont évanouis, les tiens commencent. Tu renfermes dans ton sein tout ce qui élève un peuple au-dessus des autres, des mœurs, des talents et des vertus : ta simplicité se défend encore contre l’invasion du luxe, et notre frivolité dédaigneuse est forcée de rendre hommage aux grands hommes que tu produis. » Pauvre Dorat, l’une des premières dupes de l’imposture allemande ! Et cette image de la Germanie que ce pauvre Dorat ne sait pas refuser est déjà celle qui enchantera, au XIXe siècle, une quantité de jobards, la même au lendemain de Rosbach et à la veille de Sedan. Mais, quoi ! les propagandistes boches ont eu chez nous trop de facilités : quand Voltaire, dans ses Mémoires, fait un si grand éloge de Frédéric, c’est tout de suite après que nos soldats ont, dit-il, « jeté leurs armes, perdu leur canon, leurs munitions, leurs vivres et surtout la tête, » à Rosbach ; dont il s’amuse. Et plus tard nos penseurs les plus fameux célébreront à l’envi la victoire prussienne de Sadowa.

Ce qu’on voit, dès ce commencement de l’influence allemande chez nous, c’est le caractère singulier qu’elle a, d’une entreprise bien menée, mais d’une entreprise. La Germanie nous envoyait ses colporteurs, ses camelots, ses divers charlatans et agents de propagande qui organisaient dans notre pays une mode allemande et fabriquaient de la germanophilie avec une impudente habileté. La littérature enveloppait la politique.

Un autre agent de l’Allemagne, et très digne d’attention, fut, à l’époque du Consulat, ce Villers, que l’on connaît comme l’annonciateur de Kant. C’est un Français, pour ainsi dire, Français de naissance, et qui se mit au service du voisin. Il s’appelait tout uniment Charles Villers et se faisait appeler M. de Villers. Sa fausse noblesse lui avait permis d’entrer à l’école d’artillerie de Metz, où il fallait que l’on fût noble, et lui donna l’occasion d’émigrer. En 1796, il était à Gœttingue ; il avait alors trente et un ans. A l’université de Gœttingue, on délestait la France, on dénonçait la corruption de la France comme la honte et le malheur du monde et l’on cultivait avec entrain le nationalisme du Sturm und Drang. Villers