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sentiments et des passions, dit-il, et je n’y trouve que de la galanterie, des récits et des sentences, » Il n’admet pas que des Allemands songent à imiter nos petits ouvrages, quand tous les écrivains allemands sont admirables, au jugement de ce Junker. En dix ans, depuis 1752, le ton de la propagande a bien changé. Gottsched et Grimm étaient modestes et polis ; Junker essaye de la manière forte. Un certain Sellius procédait semblablement et, pour offrir aux lecteurs français une traduction des Satires de Rabener, il écrivait une préface où il traitait fort mal l’esprit de chez nous. Là-dessus, Fréron lui-même se fâchait, signalait comme « gauches et basses » les impertinences de Sellius.

La propagande allemande, à ses débuts, tâtonnait, commettait maintes maladresses, quand Michel Huber vint la diriger. Ce Michel Huber ? « Un maître conciliateur, un véritable Père Tout-à-Tous. Ami des lumières, il parle, quand il le faut, le langage le plus religieux. Cosmopolite, il ne perd jamais de vue l’intérêt de sa patrie. Une merveille de synthèse allemande. La bouche en cœur, la main sur la conscience, sans cesse débordant de maximes édifiantes, il conduit d’une main très sûre les destinées de cette littérature teutonne dont il a résolu d’organiser le triomphe à Paris. » Et il travaille ! En 1766 paraissent les quatre volumes de son Choix de poésies allemandes. Il est beaucoup mieux avisé que Junker. Il n’insulte pas les Français ; voire, pour recommander un fabuliste de là-bas, il veut bien le comparer à notre La Fontaine. Il attribue un grand génie à tous ses compatriotes ; mais il ne montre point de jactance, il a une espèce de bonhomie. Son coup de maître fut de lancer Gessner. Et puis son coup de maître fut encore de s’emparer du Journal étranger, fondé naguère par un aventurier franco-allemand, ci-devant chambellan du margrave de Bayreuth. Le Journal étranger n’allait plus ; Michel Huber le fit aller : il eut ce journal pour y « prêcher, sous l’anonymat, l’admiration de tout ce qui était allemand, » pour y annoncer le déclin de notre littérature et l’avènement de la sienne et pour y insérer pendant la guerre de Sept ans des hymnes prussiens à l’honneur de Frédéric II, pour y mener enfin toute une campagne contre la France, chez nous.

Les traductions d’œuvres allemandes se multiplièrent, autour de lui et sans doute à son instigation. « Il vint un moment, dit M. Reynaud, où la littérature allemande, bien qu’à peine formée, jouit en France d’une véritable popularité. » Grimm écrivait, au mois de janvier 1762 : « La poésie et la littérature allemandes vont devenir à la mode à Paris comme l’était la littérature anglaise depuis quelques