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séminaire Saint-Isidore contenaient alors une quantité prodigieuse de pianos ; il y en avait dans les salles, dans les corridors, partout, peut-être une centaine. Ce n’est pas que l’étude de la musique eût rendu nécessaire cette affluence de pianos ; mais le Gouvernement, pour mettre en pratique les théories communistes, en avait réquisitionné un grand nombre et en avait mis dans toutes les écoles, à profusion, afin de donner aux enfants du peuple la possibilité de cultiver, eux aussi, les arts d’agrément. Ceux-ci en profitaient à leur manière en frappant sur les claviers à coups de poing ; quelques-uns même s’asseyaient sur les pianos et plaquaient des accords à coups de pieds, pour accompagner leurs vociférations.

Bien entendu, il ne fallait pas songer à maintenir une discipline quelconque ; les enfants avaient entendu dire qu’on vivait sous le régime de la liberté : ils en abusaient. Je trouvai cependant le moyen de les calmer et de faire cesser le martyre des pianos dans le voisinage de ma classe. Je me mis à jouer sur l’un des magnifiques pianos à queue une mélodie russe, celle des Haleurs de la Volga, belle et mélancolique. Aussitôt, tous les tapageurs se turent : ils écoutaient avec attention, presque religieusement. Je continuai pendant une demi-heure. Voyant que j’avais trouvé le bon moyen, je leur promis de leur jouer tous les jours quelque chose, à la condition que le silence serait absolu et qu’ils respecteraient les pianos de ce corridor. Ils furent fidèles à ce traité jusqu’à la fin de l’année scolaire. Orphée avait charmé les bêtes féroces avec sa lyre ; mon piano opérait de même sur les jeunes bolchévistes.


LE BOUQUET PERD SA FLEUR

Le mélange des élèves des deux sexes sur les mêmes bancs est une idée des bolchévistes ; elle n’aurait jamais germé dans le cerveau des éducateurs de l’ancien régime.

J’ai vu dans les classes supérieures, les grands jeunes gens se sentir parfois gênés à côté des jeunes filles. Autrefois,-dans les familles, ils aimaient à parader, à briller devant elles ; mais ici, à l’école, il arrivait plus d’une fois que l’un d’eux eût à rougir en classe devant ses jeunes voisines dont le sourire moqueur accueillait une réponse ignorante. Par malheur, il arrivait aussi, — et c’était inévitable, — que de part et d’autre on s’habituât