rejettent Mme de Chateaubriand à ses mauvaises humeurs de 1824 et de 1826 ; elle ne parle plus de s’en aller, au diable ou à Dieu ; mais elle emplit les pièces de ses lamentations, de ses imprécations, de ses malédictions. C’est alors que Chateaubriand se rappelle avec reconnaissance l’ami légué par la douce Pauline de Beaumont, qui, en des heures critiques, l’aida à maintenir la paix à son foyer. Il sort dans la rue d’Enfer ; quelques pas, et le voilà dans le cimetière neuf tout voisin, — le cimetière Montparnasse d’aujourd’hui, — où M. le Moine est enterré ; il lui rend là quelques-unes des visites quotidiennes qu’il en a si longtemps reçues. Et rentré, il inscrit un soir, dans le cahier ouvert de ses Mémoires : « Je parcours souvent ce cimetière, moins vieux que moi, où les vers qui rongent les morts ne sont pas encore morts... Dans cet exil nouveau, j’ai déjà d’anciens amis. M. Le Moine y repose. Secrétaire de M. de Montmorin, il m’avait été légué par Mme de Beaumont. Il m’apportait presque tous les soirs, quand j’étais à Paris, la simple conversation qui me plaît tant quand elle s’unit à la bonté du cœur et à la sûreté du caractère. Mon esprit, fatigué et malade, se délasse avec un esprit sain et reposé. J’ai laissé les cendres de la noble patronne de M. Le Moine au bord du Tibre... » C’est tout ; malgré l’harmonieuse noblesse des phrases, on jugera que c’est trop peu. Les services rendus pendant quinze ans méritaient davantage ; ils valaient mieux que cette mention trop hautaine, trop succincte et trop brève. Mais l’égoïsme a sa fausse pudeur.
Et dans ces années-là dépourvu du soutien des vieilles amitiés, portant au cou le carcan chaque jour un peu plus resserré de ses dettes, soutenu seulement sur la route par les deux passions rivales, mais apaisées, de sa femme et de Mme Récamier, inquiet, morose et seul, M. de Chateaubriand vivait face à face avec sa gloire ; il s’enfonçait de plus en plus dans ces régions arides où cesse l’enchantement des apparences, où le soleil des songes pâlit, où la musique des mots décroît, où l’ombre qu’on traînait sur ses pas, soudain on la voit devant eux qui vous guette, — où il allait être contraint de ne plus demander qu’à lui-même tout réconfort, et toute consolation.
MAURICE LEVAILLANT.