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voilà l’heure passée, et point de lettre. Je ne puis croire à aucune négligence ; vous savez qu’il n’en met point, et moins que jamais me sachant malade. Si vous avez une lettre, faites-le-moi dire, je vous en prie, car je suis si malade depuis huit jours que je n’ai pas besoin de ce surcroît de tourments : ma toux est redevenue affreuse, et mes crachements de sang continuels.

« Faites-moi donner de vos nouvelles, je vous prie, cher monsieur. Si vous savez quelque chose, faites-le-moi dire, bon ou mauvais. »

Le grand homme n’était ni noyé dans le lac de Lausanne, ni fracassé sur les chemins de la montagne avec sa berline, ni massacré en quelque embuscade par des bandits masqués à la solde des ministériels ; il faisait route vers sa trop tendre épouse, et, le surlendemain dimanche soir, 30 juillet, prenait gite pour la première fois dans le petit « hermitage » de la rue d’Enfer après lequel, de loin, il avait tant de fois soupiré !...


Cette date, semble-t-il, fait époque dans sa vie. C’est avec un immense soupir, de lassitude et de satisfaction, qu’il pénétrait dans la maison choisie pour inaugurer son repos. Comme il l’avait écrit à son vieil ami, u toutes ses affaires étaient réglées, » et réglées au mieux de ses désirs.

Ses affaires financières, d’abord, étaient à peu près tirées au net. Certes, il lui restait bien des dettes, et des plus anciennes, de celles dont la barbe, comme il le disait en plaisantant, croissait avec les années ; la maison où il s’installait, il ne l’avait point payée même à moitié. Mais il avait espoir de la payer peu à peu, et de faire tomber une à une, patiemment, les autres chaînes qui le ligotaient encore. La publication de ses Œuvres complètes assurait son indépendance ; il allait toucher une assez grosse somme dans le délai d’un an, — cent cinquante mille francs environ, autant qu’on le puisse calculer, — et puis, jusqu’à sa mort, une rente viagère. Pouvait-il prévoir la faillite prochaine de son éditeur ?

Cette sécurité financière contribuait, pour une part, à assurer sa tranquillité conjugale : car Mme de Chateaubriand ne haïssait rien tant que « la pauvreté et le ménage chétif ; » beaucoup de ses méchantes humeurs venaient de la méchante vie de « panier percé » qu’elle reprochait à son mari. En Suisse, en tout cas, Chateaubriand a fait la paix définitivement avec