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Un grand désenchantement, une profonde mélancolie se devine dans le courant de la lettre suivante, écrite par Montégut à Mme François Buloz à propos de la mort de son frère, Henri Blaze de Bury :


Thias, 25 mai 1888.


« Chère Madame,

J’espère bien que vous n’avez pas accusé ma vieille amitié si vous n’avez pas encore reçu un mot de moi au sujet de la mort de votre frère Henri. Hélas ! telle est la réclusion étroite que nous fait la maladie depuis quelques années, qu’elle nous a fait plus particulièrement cette année, que je l’ignorais absolument, et que je l’ignorerais encore si une amicale lettre de Mazade ne m’en avait informé il y a quelques jours. Cette nouvelle a été pour moi la plus douloureuse surprise. Vous savez dans quels bons rapports d’amitié j’avais toujours été avec votre frère, combien j’appréciais son esprit si curieux, et si plein de fantaisie, sa conversation si gaie et toujours si amusante ; il était une des seules personnes de ma connaissance avec qui je ne me suis jamais ennuyé. Je le regrette de tout mon cœur, et je ne me fais pas à l’idée que je ne le reverrai plus, tant on pensait peu à son âge[1] lorsqu’on causait avec lui littérature, art ou nouvelles parisiennes.

Mazade me dit dans sa lettre qu’il cause quelquefois de moi avec vous, et que vous avez bien voulu garder de votre serviteur un très amical souvenir. Hélas ! depuis le temps que nous ne nous sommes vus, il me semble que je dois être à peu près pour vous comme une mâne, une ombre légère ; aussi cette lettre vous fera peut-être l’effet d’une lettre de revenant. Et qui sait combien cette absence peut durer encore et si même elle finira jamais ? Lorsque j’ai eu l’honneur de vous écrire pour la dernière fois, il n’y avait que moi de sérieusement malade ; depuis lors, je me suis légèrement rétabli, mais ma femme est tombée malade à son tour, et alors, ça (a) été bien autre chose. Nous venons de passer un hiver véritablement enragé. Pensez que depuis le mois de décembre dernier (cinq mois pleins) elle n’est pas sortie de sa chambre, qu’elle est restée couchée au moins les deux tiers des journées, qu’elle mange à peine et ne se soutient

  1. Henri Blaze de Bury avait 75 ans alors.