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soupirait Mme Carlyle, qui resta la dernière et l’unique domestique de la maison. Cette domestique-ci supporta sans une plainte, avec la pauvreté, toutes les souffrances. Dans ce journal qui révéla malgré elle sa pauvre vie infortunée, elle plaisante ses malheurs et ne s’y attarde pas.

Au bout de quelques années de ce régime, Mme Carlyle perdit sa beauté, ses mains devinrent calleuses et sa toilette négligée. C’est alors que son mari fut célèbre. Il n’en fut pas plus sociable, refusait de recevoir personne et au besoin s’enfuyait à la vue d’un fâcheux. Pourtant Lady Ashburton força la porte de sa demeure, s’imposa à lui et l’invita dans sa résidence de Bath-House. Il s’y aperçut que sa femme, au milieu de toutes les autres, avait un air rustique, et que ses atours paraissaient modestes : il en fut vexé ; d’ailleurs Lady Ashburton ne cachait pas à Mme Carlyle que l’on n’avait nul besoin d’elle à Bath-House. Bientôt la pauvre femme fut saisie d’une maladie nerveuse qui l’emporta ; ses souffrances furent atroces. Carlyle, qui ne la voyait qu’aux repas, lui consacrait encore vingt minutes dans l’après-midi ; il écrivit dans ses Notes : « Elle paraissait sentir, la noble et chère âme, que ce moment-là était la prunelle de sa journée, la fleur de tout son travail quotidien dans le monde… » Cependant quand elle fut mourante, il occupa ces vingt minutes sacramentelles à expliquer à sa femme la bataille de Molwitz qu’il était enchanté d’avoir enfin comprise. Puis elle mourut, et le grand homme eut alors tardivement une révélation : il s’aperçut soudain du prix de ce qu’il avait perdu, du sacrifice silencieux de cette femme, et de sa tendresse.

Galamment, en l’épousant, il l’avait prévenue qu’il rangeait l’amour parmi les futilités du monde, et haïssait sincèrement tout ce qui peut y ressembler ; mais que serait-il devenu, si Mme Carlyle, contre vents et marées, n’en eût éprouvé pour lui ? Le sentiment du devoir, certes, n’eût pas été assez fort pour lui faire supporter le lourd fardeau dont il l’accabla généreusement jusqu’à la mort.

Je me suis laissé entraîner hors de mon sujet en me souvenant de l’aventure lamentable de la pauvre Jane Welsh. Un portrait du grand homme placé dans la Revue en tête de l’article d’Émile Montégut donne parfaitement une idée de ce caractère de terrien féroce : un front bas, des yeux enfoncés sous une arcade sourcilière velue et proéminente, un menton,