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il estime que l’exercice d’une u profession, » même appartenant à un ordre purement intellectuel, est « essentiellement antipathique à la libre floraison de l’esprit. » Il ne lui reste donc plus que sa plume.

Pour démontrer le contraste qui exista entre la vie d’Émile Montégut et ses goûts, voici ce que l’on m’a jadis conté. Notre critique, devant une assez grosse somme à son tailleur, le recontra un jour dans un restaurant. Émile Montégut ne s’aperçut pas de la présence du tailleur ; mais le tailleur vit fort bien son client, et grande fut l’indignation qu’éprouva l’honnête commerçant, en remarquant le déjeuner délicat que se commandait ce débiteur sans vergogne, et le choix somptueux de ses vins. Malgré ce choix, aucun des crus désignés ne plaisait à Émile Montégut, qui goûtait, puis repoussait dédaigneusement chaque bouteille, pour en commander de nouvelles. Le manège, plusieurs fois renouvelé, fit sortir le tailleur de son ombre, et Montégut, surpris, dut subir de vifs reproches et la présentation de la fâcheuse note, toujours impayée.

Las d’une perpétuelle vie d’expédients, vie de Bohême, qui se prolongeait dans l’âge mûr, redoutant aussi, peut-être, le sort du pauvre Planche, mort à l’hôpital et seul, Montégut résolut plus d’une fois de se marier : ses projets ne se réalisaient pas. Jadis on me conta qu’il repoussa une charmante main, qui s’offrait. La modestie de Montégut s’effara ; il n’était plus tout jeune alors : la situation, le grand nom de la dame, — une veuve, — lui semblèrent hors de proportion. Enfin, en 1875, il épousa une provinciale, sa cousine, son aînée, et s’en fut habiter avec elle un domaine familial dans sa province. Il jouit alors de cette vie régulière qu’il avait souvent désirée. Son éloignement ralentit peu sa production. Dans les dix années qui suivirent, il donna à la Revue des articles sur le maréchal Davoust, plusieurs portraits de contemporains, et quantité de ses Impressions de voyage et d’art en France, dans le Bourbonnais de Mme de Sévigné, et la Bourgogne des Ducs, au pays d’Honoré d’Urfé, en Auvergne, etc., études attachantes qui décrivent aux Français la beauté et la poésie de leur pays tant de fois parcouru, toujours ignoré, études que M. André Hallays a reprises de nos jours En flânant, et en y ajoutant une grâce et une émotion, qui manquent souvent à la parole un peu sèche de Montégut.

L’exilé volontaire écrivait à cette époque de longues lettres